- 1 Robert Carlton Brown, The Readies, Bad Ems, Roving Eye Press, 1930, p. 33.
I request the reader to fix his mental eye for a moment on the ever-present future and contemplate a reading machine which will revitalize his interest in the Optical Art of Writing.
Robert Carlton Brown1
1La volonté de trouver de nouveaux dispositifs de saisie, de conservation et de transmission des textes s’est manifestée de façon récurrente tout au long du xxe siècle. Et le processus s’est intensifié au xxie siècle avec les plus récents développements informatiques qui ont fait se multiplier les surfaces de lecture, de la tablette tactile et des liseuses électroniques aux écrans de plus en plus précis de nos ordinateurs. Ces nouveaux dispositifs nous font entrer dans une culture de l’écran qui semble sonner le glas du livre et de sa culture. L’actuel imaginaire de la fin du livre s’alimente d’ailleurs de cette évolution technique, de la mise en ligne de plus en plus massive du patrimoine littéraire mondial, dont le projet Books de Google est l’exemple idoine, ainsi que de la popularité du Web social et des plateformes de diffusion.
2S’il est vrai que l’écran relié rivalise maintenant avec le livre comme support de texte et dispositif de conservation et de transmission, son apparition ne signale pas nécessairement la disparition du livre. Les deux risquent de cohabiter longtemps, d’autant plus que les versions écraniques des textes se sont développées en émulant ou en reproduisant le format de la page et du livre, qui ont ainsi continué à s’imposer comme références. Ce sont des pages qui sont reproduites grâce à l’encre électronique, des textes qui respectent les standards de la mise en page livresque et des feuilles qui se tournent comme on le fait avec un volume papier.
3Or, cette recherche d’un dispositif technique capable de rivaliser avec le codex ne s’est pas fait d’un seul coup, elle n’a pas abouti de façon spontanée à un modèle fonctionnel. Le désir de renouveler les instruments de la lecture a laissé de nombreuses traces, des projets de « machines à lire » aujourd’hui oubliés au « feuilleton ». Ces projets parlent tous d’un souhait, celui de rénover les techniques de conservation et de diffusion des textes, ainsi que les mécanismes mêmes de la lecture, qui n’évolue jamais assez rapidement. Ensemble, ils constituent une incroyable archive des médias morts, des « dead medias », machines imaginaires qui n’ont pas survécu à leur propre naissance et qui, à la manière d’un Frankenstein zombi, jonchent les entrepôts des bonnes idées prématurées.
- 2 Robert Carlton Brown, The Readies, Bad Ems, Roving Eye Press, 1930. Le texte a connu une réédition (...)
- 3 Siegfried Zielinski distingue trois catégories de médias imaginaires. La première catégorie est co (...)
4J’aimerais dans le cadre de cet article m’arrêter sur un exemple précis de machine à lire, une machine qui n’a peut-être jamais existé en bonne et due forme, mais qui n’en a pas moins suscité une importante réception critique, jusqu’à s’imposer comme l’idée maitresse d’une rhétorique contestataire. Ce sont les Readies de Robert Carlton Brown2. Pour reprendre les distinctions de Siegfried Zielinski, cette invention singulière n’est pas tant une machine morte qu’un dispositif ou média imaginaire, qui est venu hanter les ingénieurs et inventeurs du xxe siècle3.
5Je commencerai dans un premier temps par décrire les Readies de Brown, que je comparerai à un autre dispositif qui lui est contemporain, la machine à lire de Bradley Fiske. Cette comparaison servira à mettre en lumière l’intérêt, en pleine industrialisation, pour des dispositifs d’accélération de la lecture, de même que la portée réelle du projet de Brown, qui ne se limite pas à inventer une machine, mais entend déployer un média, fondé sur une révision en profondeur des modes de transmission du texte et de la culture. Je m’arrêterai, dans un second temps, sur la remédiatisation des Readies entreprise par Craig Saper, universitaire américain. Ce dernier n’a pas seulement réédité les livres de Brown et rédigé une importante biographie de l’auteur, il a produit un émulateur du dispositif, disponible sur le Web et, plus encore, dans un important procédé d’appropriation, il s’est créé un avatar, dj readies, une figure d’auteur qui actualise la pensée contestataire de Brown. La machine à lire devient, chez lui, une machine à écrire, une machine à produire du texte.
- 4 Le texte a été publié en 1994 (réédité en format de poche en 1998), dans le collectif L'Acte de le (...)
- 5 L’archéologie des médias est moins une discipline dûment constituée qu’un champ de recherche intér (...)
6Je précise d’entrée de jeu que j’ai déjà traité de cette machine à lire. Je l’ai décrite en 1992 lors d’un colloque consacré aux pratiques de lecture4. Cette machine m’intéressait à l’époque parce que lecture et écriture y étaient intimement liées et que l’accélération de la lecture, objectif poursuivi avec acharnement depuis le début du xxe siècle, ne devait pas simplement passer par une transformation du médium, mais aussi par un ajustement de son contenu, c’est-à-dire par une transformation des modes de construction des textes et des relations entre les mots. C’était un projet global, d’inspiration moderniste et radical dans sa portée, car il entendait renouveler la littérature dans sa définition même. La perspective adoptée ici n’est plus une sémiotique de la lecture, mais une archéologie des médias, une réflexion sur les dispositifs impliqués dans les pratiques d’écriture et de lecture5. Et, à ce titre, les Readies de Bob Brown apparaissent comme les précurseurs des liseuses électroniques et de l’écosystème numérique qui en permet la commercialisation, à la manière du Memex de Vannevar Bush, dans son anticipation du World Wide Web. Ils font partie intégrante d’un imaginaire technique du livre, de l’écriture et de la lecture.
7En 1930, le poète moderniste, industriel à ses heures, Robert Carlton Brown a proposé une machine à lire révolutionnaire, baptisée The Readies. Cette machine reposait sur le principe d’une miniaturisation des dispositifs de lecture.
8Brown était arrivé à la conclusion que tous les arts sauf la lecture avaient connu un développement important lors des deux premières décades du xxe siècle. La peinture et la sculpture, avec le cubisme, l’écriture avec les modernistes, la musique, l’architecture, le théâtre, la danse, le cinéma ; tous ces arts avaient connu une révolution qui en avait accéléré le renouvellement. Seule la lecture accusait un certain retard, attachée au livre, au papier et aux lignes qui doivent être parcourues d’une façon archaïque, de haut en bas, de gauche à droite, dans un mouvement inutilement compliqué. Il a décidé d’en repenser sa pratique et de mettre au rancart le livre. À la ligne hachurée du texte imprimé sur une page, il voulait substituer la ligne continue du ruban du téléscripteur.
- 6 Jeremy Norman, « Bob Brown : Visionary of New Reading Machines and Changes in the Process of Readi (...)
9Comme le signale Jeremy Norman : « Written before anyone imagined electronic computers, and even longer before anyone imagined a hand-held electronic computer, one goal of Brown’s vision of new media for reading was saving space, paper and ink through media more compact than traditional printed books6. » Sa machine à lire devait permettre de lire en dix minutes un texte de cent mille mots, vitesse rendue possible grâce à une nouvelle conception de l’imprimerie. Le texte devait être imprimé, à l’aide de procédés photographiques modernes (pour 1930), sur des rouleaux d’un tissu miniature et transparent, qui pouvaient être transportés dans des boîtes à pilules. Ces « microfilms » étaient faits pour se dérouler sous une bande de verre grossissant de trente centimètres de long. Le lecteur était ainsi libéré du livre, de la nécessité de le tenir, de tourner les pages et de les garder propres, d’avoir à faire osciller ses yeux. C’est le texte qui bougeait, qui allait vers le lecteur plutôt que l’inverse, ce qui devait accélérer le processus de lecture.
- 7 Robert Carlton Brown, The Readies, Bad Ems, Roving Eye Press, 1930, p. 28 ; Id., The Readies [1930 (...)
To continue reading at today’s speed, I must have a machine. A simple reading machine which I can carry or move around, attach to any old electric light plug and read hundred thousand word novels in ten minutes if I want to, and I want to7.
- 8 Robert Carlton Brown, The Readies, Bad Ems, Roving Eye Press, 1930, p. 37 ; Id., The Readies [1930 (...)
10Brown prévoyait rendre les rouleaux disponibles dans des pharmacies ou dans des boîtes téléphoniques (ancêtres des clubs vidéo). Il croyait surtout que sa machine à lire entraînerait une transformation de l’écriture. La nouvelle lecture, rapide, efficace et économique nécessitait, pour son développement, la formation de nouveaux mots, l’élimination de vieux mots usés, la disparition des articles, par exemple, et des copules, de tous ces mots qui ne sont pas essentiels, et leur remplacement par des tirets ou des espaces. Comme il aimait le dire : « Let’s see words machinewise, let useless ones drop out and fresh spring pansy winking ones pop up8. »
11Brown ne s’est pas limité à imaginer sa machine, il a entrepris d’en construire une version prototypique. Un premier modèle a été développé par Ross Sanders à Cagnes-sur-Mer. Un industriel américain, Albert Stoll de la National Machine Products Compagny de Detroit, a même tenté, mais sans succès, de perfectionner l’instrument. Et Brown a entretenu une correspondance avec Bradley Fiske, qui avait lui-même inventé une machine à lire utilisant essentiellement la même technologie. Mais, Brown se montrait critique de l’invention de Fiske, qui maintenait l’hégémonie de la page comme unité de base d’impression du texte, et le livre comme unique référence.
- 9 Robert Carlton Brown, The Readies, Bad Ems, Roving Eye Press, 1930, p. 34 ; Id., The Readies [1930 (...)
But book me no books ! In the Fiske Machine we still have with us the preposterous page and the fixity of columns. It is stationary, static, antiquated already before it’s acceptance, merely a condensed unbound book9.
12Dès les années 1920, années marquées par une importante prospérité économique, l’amiral Fiske, inventeur de renom, œuvrant surtout dans le domaine militaire, avait proposé une machine à lire portative, The Fiske Reading Machine.
- 10 S.R. Winters, « An Invention That May Reduce the Size of Our Books to a Fraction of Their Present (...)
13Il s’agissait d’un appareil muni d’une lentille grossissante qui donnait accès à du texte imprimé en miniature sur des cartes. On glissait ces cartes dans la fente de l’appareil et, à l’aide d’un viseur, on pouvait récupérer le texte et le lire. Les bénéfices d’une telle invention étaient nombreux : réduction des coûts de production, de distribution et d’entreposage des livres, économies de papier, accessibilité accrue des informations. Comme on peut le lire dans un numéro du Scientific American de 1922, reproduit sur Internet : « The diffusion of knowledge will be greatly facilitated because even the poorest people will be able to buy the most instructive and entertaining works10. »
- 11 S.R. Winters, « An Invention That May Reduce the Size of Our Books to a Fraction of Their Present (...)
14Un des problèmes de cette invention était la lunette qui requérait, comme pour une lunette de tir, l’utilisation d’un seul œil, ce qui pouvait causer fatigue oculaire, maux de tête, voire strabisme. « Admiral Fiske, in answering the suggestions of the possibility of the Instrument causing jaded eyes, throws out the reminder that engravers toil incessantly at their occupations which is of striking similarity to reading by this machine11. » Malgré les démentis de l’amiral, la lunette de sa machine à lire n’améliorait guère la lecture et l’invention n’a connu aucun succès.
- 12 Nicholson Baker, Double Fold : Libraries and the Assault on Paper, New York, Random House, 2001. (...)
15Un des avantages de cette machine, avantage au cœur de nombreuses entreprises, était l’accélération du processus de lecture. À une époque où tout semblait aller toujours plus vite (l’antienne est connue depuis belle lurette), la lecture trainait de la patte, ce qui encourageait les plus téméraires à rechercher des solutions. La machine à lire Fiske promettait ainsi un accès accéléré et simplifié à de grandes quantités de texte. D’un simple coup d’œil par la lunette de la machine, cent vingt mots étaient aussitôt révélés. Lors d’une démonstration, l’amiral Fiske est parvenu à lire à voix haute 239 mots à la minute, tandis que l’auteur de l’article du Scientific American a été capable de lire à voix basse 287 mots. Chaque carte pouvait contenir dix mille mots sur chacune de ses faces. On comprend vite les économies d’échelle proposées. Il faut dire que les microfilms apparaîtront souvent, au fil des décennies, comme la réponse par excellence au défi de l’espace de stockage restreint des bibliothèques. Un essai comme Double Fold de Nicholson Baker a bien montré les saccages faits dans les collections de journaux et de livres des grandes bibliothèques au nom de l’espace et de la conservation dans les années 1980 et 199012. Le microfilm apparaissait comme la panacée universelle, une technologie enfin capable de remplacer le livre, avant de se révéler être extrêmement fragile et inflammable… comme quoi, quand il est question de livres et de leur survie, Ray Bradbury n’est jamais très loin.
- 13 Bradley Allen Fiske, Invention. The Master-Key to Progress [1921], Charleston, BiblioLife Publishe (...)
16Quant à l’amiral Fiske, inventeur de dispositifs techniques militaires aussi divers que le « gun director system », le « Naval Telescope Sight », le « stadimeter », le « turret range finder », le « torpedoplane » et le « horizometer », il est aussi l’auteur d’essais, dont The Art of Fighting, The Navy as a Fighting Machine, de même que Invention. The Master-Key to Progress, paru en 1921. Dans ce dernier essai, l’amiral se fait l’apôtre de l’inventivité humaine et, surtout, d’une conception technique et machinique du monde. Dans son avant-dernier chapitre, « The Machine of Civilisation », il exploite cet argument en affirmant d’entrée de jeu : « The originating work of inventors of all kind […] have built up a Machine of Civilisation that is surpassingly wonderful and fine13. » Mais, il est évident que de protéger et de conserver intacte cette belle et grande machine de la civilisation qui menace à tout instant de se détraquer, il faut de bons et loyaux soldats, qui sauront assurer la marche du progrès en travaillant à son développement tout en protégeant ses arrières (contre le bolchévisme et le pacifisme, le second nettement plus dangereux que le premier !). La machine à lire est un autre maillon dans le développement de cette machine de la civilisation, étape d’autant plus cruciale qu’elle touche l’esprit humain, rétif pourtant à toute approximation de ses modes de fonctionnement.
- 14 Dead Media Project. [En ligne] http://www.deadmedia.org/notes/index-numeric.html [consulté le 18 f (...)
17Les Readies de Bob Brown, malgré leurs promesses, n’ont eux aussi jamais été commercialisés. Et ils figurent maintenant dans la rubrique des inventions amusantes, voire originales, mais abandonnées, même si leur esprit demeure. On les retrouve même listés dans le Dead Media Project, cette base de données accessible en ligne et alimentée par les usagers, qui compile l’ensemble des technologies de communication oubliées ou obsolètes. Les Readies y figurent au même titre que le Milton Bradley Vectrex, le Polyrhetor ou le Wilcox-Gay Recordio14. Mais on peut aisément argumenter que les Readies ne sont pas tant un cas de médias morts qu’un exemple de machine imaginaire apparue de façon prématurée. En effet, l’objectif de Brown de renouveler le rapport à la lecture et au savoir, en recherchant une plus grande efficacité, rapidité et compacité des dispositifs de conservation et de lecture, était légitime et il a continué à susciter de nombreuses recherches. Et, après un oubli de presque soixante ans, son invention a recommencé à susciter de l’intérêt, avec notamment le développement de dispositifs numériques de lecture.
- 15 Pour Ulrich Küchler aussi, l’originalité de la démarche de Brown vient de cette perspective englob (...)
18Il faut dire que les Readies intéressent non seulement les historiens du modernisme, mais encore cet auditoire plus vaste préoccupé par l’impact des technologies médiatiques sur un processus longtemps tenu pour acquis, l’acte de lecture. Et à ce titre, le projet de Brown apparaît comme un véritable précurseur de nos pratiques numériques. Les logiciels de messagerie instantanée qui peuplent nos téléphones intelligents, et le style télégraphique qu’ils suscitent, les liseuses à encre électronique qui se sont affranchis du codex, si l’on oublie cette étonnante nostalgie compensatoire pour la page, les clés de mémoire, les bases de données, le Web, cet écosystème qu’on connaît maintenant sous le nom de culture numérique a connu une première approximation sous la plume de Brown. C’est qu’il ne s’est pas contenté d’imaginer une machine à lire, un dispositif technique isolé, mais il souhaitait une pratique culturelle complète. Sa machine ne devait pas simplement servir à transmettre du texte, un texte maintenu tel quel, comme si cette révolution technique ne devait changer en rien ses modes de composition, elle imposait de revoir de fond en comble sa disposition et, par conséquent, son écriture15.
- 16 Robert Carlton Brown (dir.), Readies for Bob Brown's Machine, Cagnes-sur-Mer, Roving Eye Press, 19 (...)
19Marshall McLuhan nous a habitués à concevoir les liens complexes unissant médium et message. Bob Brown avait anticipé cette leçon, comprenant bien que, puisque le texte devait dorénavant se donner sur une seule ligne, non seulement de nouvelles phrases et structures syntaxiques, mais de nouvelles organisations discursives étaient à prévoir. Brown ne s’est pas limité à développer son invention, il a fait appel à une quarantaine d’écrivains, dont Gertrude Stein, Paul Bowles, Ezra Pound, William Carlos Williams, pour constituer un premier corpus de Readies. Brown a même édité un livre afin de donner un aperçu de cette nouvelle textualité et, par conséquent, de cette nouvelle lecture16.
- 17 Robert Carlton Brown, The Readies [1930], éd. Craig Saper, Houston, Rice University Press, 2009, (...)
20Un universitaire tel que Craig Saper, spécialiste des liens entre textualité et technologie, a réédité en 2009 le livre de Brown ; son intérêt n’était pas lié aux théories de la lecture et de la textualité, mais à une archéologie des médias, les Readies apparaissant comme un précurseur des liseuses et tablettes tactiles. Fasciné par les machines servant d’alternatives au codex et aux formes traditionnelles de représentation, Saper a associé les Readies à l’esthétique rétro du steampunk. Comme il le dit : « The steampunk aesthetic […] would today embrace Brown’s clunky futuristic machines, perhaps with the slightly modified name MachinePunk, reveling in cogs, gears, magnifiers, and spools running on a whirring electric motor17. » Exploitant le registre d’une histoire contrefactuelle, Saper en vient même à imaginer un succès commercial aux Readies, dépassant l’étape du prototype pour devenir le dernier gadget à la mode.
- 18 Jennifer Schuessler, « The Godfather of the E-Reader », The New York Times, 8 avril 2010. [En lign (...)
- 19 Le projet est présenté sur Behance. [En ligne] https://www.behance.net/gallery/8243643/the-readies (...)
21L’intérêt pour cette machine moderniste, à la croisée des propositions des futuristes et de Jules Verne, selon Jennifer Schuessler18, qui fait d’ailleurs de Brown le parrain du E-Reader moderne, ne se dément plus. Kamaria Penn, une graphiste de Cruz Bay dans les îles Vierges, a fait paraître en 2013 un fascicule au design élégant qui se veut une interprétation visuelle des Readies de Brown. Composé de douze pages qui se plient en accordéon, le projet exploite le caractère futuristiquement daté de l’invention, jouant sur les collages et les rouages19. Nous ne sommes pas dans une recréation, mais dans un supplément, un complément qui ne nous apprend rien de nouveau sur la machine, sinon sa pertinence renouvelée en contexte numérique. C’est une version nostalgique des Readies, qui accentue la dimension manifestaire du texte.
- 20 On trouve une présentation du projet sur le site web de l’artiste, Studio Libeskind. [En ligne] ht (...)
- 21 [En ligne] http://readies.org/ [consulté le 18 février 2018]. En fait, l’émulateur disponible actu (...)
- 22 Bertrand Gervais, « Imaginaire de la fin du livre. Figures du livre et pratiques illittéraires », (...)
22Il faut dire qu’il aurait été intéressant de recréer les Readies à la manière de la roue de lecture conçue au xvie siècle par Agostino Ramelli et réalisée par Daniel Libeskind. Lors de la biennale d’architecture de Venise de 1985, Libeskind a présenté ses « Trois leçons d’architecture », constituées de The Reading Machine, The Memory Machine et The Writing Machine20. Ses machines monumentales offraient une prise inattendue sur ces fonctions humaines que sont la mémoire, l’écriture et la lecture et qui ont façonné notre civilisation. En fait, Craig Saper a entrepris avec Brown, ce que Libeskind a fait avec Ramelli, c’est-à-dire qu’il a proposé une version numérique des Readies, remédiatisant à l’aide d’un logiciel émulateur la machine à lire. Sur le site du projet, readies.org, on retrouve un dispositif qui nous permet d’expérimenter par nous-mêmes les Readies21. Disparus les microfilms et les lunettes, les bobines de pellicules et le mécanisme de projection, ils ont été remplacés par une interface conviviale qui fait passer des textes sur le fond blanc du navigateur. 46 textes ont été téléversés, tous extraits de l’édition de 1931 des Readies for Bob Brown’s Machine. Lorsqu’un texte est choisi – « We Came : A History » de Gertrude Stein par exemple –, le texte défile de gauche à droite comme sur un ruban de pellicule. On peut arrêter le défilement du texte, le faire repartir, accélérer le rythme ou le ralentir à l’aide d’une roulette numérotée de 1 à 60 – le dernier chiffre représentant la vitesse maximale –, tout comme on peut le faire revenir, allant de gauche à droite, dans le sens contraire de la lecture par conséquent. Les enchaînements sont innombrables. Évidemment, plus le texte défile rapidement, plus la lecture en devient entravée, le regard s’égarant dans le mouvement des mots. Les Readies, et l’émulateur le rend bien, ajoutent du mouvement à ce qui reste usuellement immobile. Les mots ne sont pas censés se déplacer sur une page, sauf dans des cas de poésie cinétique. Ils restent stables et ce sont les yeux des lecteurs qui vont les chercher. Avec l’émulateur de la machine de Brown, les mots se mettent à défiler dans les deux sens. Ils sont mouvements et deviennent graduellement illisibles, renvoyant le lecteur à son acte déjoué dans ses principes mêmes. Le texte ne se donne plus à lire, mais à voir ; il n’est plus de l’ordre du lisible, mais du visible. C’est une figure du texte, une figure qui en révèle à la fois la présence – on le voit qui défile à l’écran – et l’absence – on ne parvient plus à le lire22.
23Saper a bien saisi les enjeux contemporains de son émulation des Readies, qu’il identifie aux effets du scratch, la pratique musicale au cœur du rap. L’émulateur des Readies permet en effet de modifier manuellement la vitesse de lecture du texte, ainsi que le sens de son défilement, dans une gestuelle qui mime de façon précise le jeu de variation sur un disque vinyle que permet le scratch. Comme un DJ qui fait osciller alternativement en avant et en arrière le déplacement de l’aiguille sur la surface du disque afin de produire des sons inattendus et des effets spéciaux, le lecteur des Readies peut faire de même avec les textes, les soumettant à des torsions et à des interprétations tout aussi diverses que saccadées. Nous ne sommes plus dans une dialectique du lisible et du visible, mais dans une triade complétée par l’audible, registre qui parvient à libérer le dispositif de son carcan initial. Le texte n’est plus nié ou neutralisé, il est réinvesti selon de nouvelles modalités. Ce retournement permet à Saper d’imaginer de nouvelles utilisations.
- 23 Craig Saper, « FCJ-105 Materiality of a Simulation: Scratch “Reading” Machine, 1931 », The Fibercu (...)
What if someone had built a scratch machine that changed reading into something besides the foundation of alphabetic-print culture literacy ? What if someone today built an online e-version of the machine to allow for the simulation of the interaction and engagement with the material conditions of reading-as-a-technology, with more in common with scratch remix than sounding out words23 ?
24L’émulation des Readies déplace l’entreprise de Brown pour lui donner une nouvelle pertinence ; elle ne fait pas que reprendre un projet moderniste en lui donnant une nouvelle actualité, celle qu’Internet lui assure, elle l’ajuste aux pratiques contemporaines, notamment à celles associées au rap et au scratch, qui font du texte moins une forme linguistique qu’un matériau artistique. Citant The Invisible Generation de William Burroughs, qui s’amusait dès 1966 à faire jouer à rebrousse-poil des 33 tours afin de faire apparaître des mots cachés, Saper associe étroitement les techniques de scratch des rappeurs et des dj à la délecture et au délire que permettent les Readies. Comme il le mentionne dans l’article cité, le scratch textuel n’est pas un simple procédé visant à orner un texte en l’altérant, mais une stratégie de lecture résistante qui fait surgir du texte des significations nouvelles. Il faut égratigner le texte pour lui retirer son vernis et, en quelque sorte, le décaper.
- 24 Craig Saper, « FCJ-105 Materiality of a Simulation: Scratch “Reading” Machine, 1931 », The Fibercu (...)
What does it mean to apply a term usually thought of in terms of composition (music, media, writing) to a cognitive process of a subjectivity ? […] By shifting the terms of the debate, the frame of how one defines reading, the process now resembles composition rather than reception. Reading as something more akin to scratching and the turntablist’s DJ-ing suggests a subject formation as a bricoleur-in-motion24.
- 25 Mark Amerika, Remixthebook, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.
25Les Readies, dans leur simulation numérique, deviennent l’emblème d’une pratique de réappropriation et de détournement, d’une subversion de l’ordre établi, ordre culturel mais aussi économique et politique. Les Readies sont à la société, pour Saper, ce que le scratch est à la musique. Et ce rôle d’emblème, le théoricien le comprend bien, lui qui choisit comme pseudonyme pour certains projets le nom de dj readies, où les initiales DJ indiquent explicitement que les Readies ne renvoient pas tant à la machine de Bob Brown, qu’à sa remédiatisation par Saper. Ce sont ses Readies, sa propre pratique du scratch comme stratégie interprétative, un peu comme le remix devient, avec Mark Amerika, une pratique d’analyse textuelle25.
- 26 dj readies, Intimate Bureaucracies, Santa Barbara, Punctum Books, 2012.
- 27 « The apparent oxymoron, intimate bureaucracies, is a set of strategically subversive maneuvers an (...)
26Véritable ghost in the machine, dj readies s’est immergé dans l’esprit de la machine de Brown et s’est transformé en une figure révolutionnaire, un visionnaire prêt à revoir les fondements de nos sociétés. Sous le pseudonyme de dj readies, Saper a d’ailleurs signé un manifeste sociopoétique qui n’est pas sans rappeler l’appel à un renouvellement des pratiques artistiques de Brown. Intitulé Intimate Bureaucracies26, ce manifeste au titre oxymorique27 se présente comme un regard historique porté sur notre présent, envisagé rétrospectivement comme un point tournant, à la manière de l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, tourné vers un passé qui n’est rien d’autre, dans ce cas-ci, que notre propre temps.
27Les Readies ne sont plus une machine physique, une série d’engrenages et de microfilms, mais une machine abstraite, une machine imaginaire qui impose sa façon de concevoir le monde et de le reconstruire. Si Donna Haraway a pu définir le cyborg afin de se doter d’une perspective originale d’analyse du monde, Saper peut bien placer les Readies au cœur d’une entreprise de refondation du monde sur la base des possibilités participatives et décentralisantes du Web. Ils sont devenus une machine à lire de nature sémiotique, une hypothèse interprétative faisant ressortir la matérialité même du texte, ainsi que ses zones de résistance ou de dissolution. Le scratch textuel fait apparaître une nouvelle parole (essentiellement cryptée), apte à déconstruire les discours hégémoniques et à déployer une nouvelle mythologie ancrée cette fois dans le virtuel.
- 28 La posture de lecture-écriture et de mimétisme variationnel de dj readies participe des pratiques (...)
- 29 La fascination de Saper pour le projet moderniste de Brown l’a conduit de plus à écrire une biogra (...)
28Le lent travail d’appropriation de Craig Saper a transformé un projet moderniste en une pratique ancrée dans les esthétiques numériques, marquée par le scratch, le remix et les pratiques subversives28. Sa valorisation du projet de Bob Brown n’a pas seulement consisté à en offrir un émulateur disponible sur le Web, ni même à mettre en lumière la vie et l’œuvre du poète inventeur29, elle l’a conduit à reprendre le flambeau, cherchant à renouveler la culture elle-même, comme voulait le faire Brown. dj readies apparaît en fait comme un nouvel avatar du projet moderniste. Mais cette actualisation procède par déplacement et transformation. De la fidélité au projet initial, ce que la réédition du livre de 1930 impliquait, nous sommes passés graduellement à un mode variationnel, le titre du livre (The Readies) devenant le nom d’une figure qui en illustre l’esprit (dj readies), et la machine elle-même, un principe de production de signes. Le mouvement souhaité et initié par Brown connaît ainsi une amplitude maximale et devient un véritable flux.
29Ce destin étonnant des Readies nous permet de comprendre ce que l’opposition entre culture du livre et culture de l’écran a de réducteur. Livres et écrans sont faits pour se compléter et ils le font depuis longtemps. Ainsi, dès le début du xxe siècle, en pleine culture du livre par conséquent, on imaginait déjà des textes qui n’étaient plus liés à la page et au livre, et on tentait d’imaginer des formes de lecture qui s’affranchissaient des contraintes millénaires du codex. De la même façon, dans l’actuelle culture de l’écran, on réalise enfin des dispositifs et des appareils qui parviennent à faire décoller le texte de la page et à renouveler de façon majeure ses modes de conservation, de transmission et d’expérience. Et, comble de l’ironie, un théoricien se sert des dispositifs numériques pour faire revivre un projet abandonné faute de moyens techniques adéquats. À l’aide d’un émulateur, il parvient à offrir une version fonctionnelle des Readies que Brown lui-même ne pouvait même pas imaginer.
30Cette mise en perspective est le résultat d’une archéologie des médias. C’est elle qui a permis de faire apparaître des liens entre médias prématurés ou jugées impossibles et les plateformes numériques actuelles dans leur capacité à actualiser un potentiel imaginé trois quarts de siècle plus tôt. C’est elle qui permet de remettre du continu, là où les esprits chagrins ne voient que des ruptures.