- 1 Patrice Loraux, « Les disparus », in Jean-Luc Nancy (dir.), « L’art et la mémoire des camps. Repré (...)
1Les spectacles de théâtre qui montrent la cruauté de notre monde, la cruauté présente, sont nombreux, mais la représentent-ils ? La question vaut pour comprendre qu’il y a danger à montrer sans représenter, à voir sans se représenter ce qu’on voit, par défaut de représentation. En effet, selon Patrice Loraux1, la « pétrification des affects », cette capacité de ne plus ressentir, cette anesthésie tient au fait qu’on ne se représente plus ce qu’on voit ou ce qu’on est en train de faire. « Vous représentez-vous ce que vous avez fait ? Ou ce que vos aïeux ont fait ou regardé ou subi ? », demande-t-il. On pourrait ajouter : ou ce que nos gouvernements, nos parlementaires font faire aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, du ministère de l’Immigration ou des préfectures que nous rétribuons ? Ce que nos gouvernements font aux psychotiques, aux prostitué(e)s, aux pauvres, aux drogué(e)s, à tout ce corps sacré des cités modernes néolibérales. Nous le représentons-nous ? « Ça » nous blesse de nous le représenter.
- 2 Emmanuel Kant, Le Conflit des facultés [1798], Paris, Payot, 2015.
- 3 Adorno affirme qu’après Auschwitz, la philosophie doit être une philosophie qui considère que la pe (...)
2Or le théâtre représente depuis longtemps la cruauté, et pourrait jouer un rôle crucial à cet égard. En ne dissociant pas du spectacle les réserves empiriques et historiques du réel des situations montrées, le théâtre contemporain prétend faire advenir un spectateur capable de se représenter cette cruauté, c’est-à-dire capable d’un jugement moral et politique sur ce qui nous arrive par une faculté de juger2 sensible propre aux arts. Cette faculté qui lie raison et émotions dans un processus de subjectivation dont témoignent justement certaines réactions émotives : indignation, tristesse, colère, joie. Alors un inconcevable3 a été entraperçu, entendu, puis subjectivé et c’est ainsi que le théâtre éduque ce que les Grecs appelaient le thumos, ce lieu du souffle vital, des passions, du désir, de la volonté qui peut tout aussi bien faire sombrer l’individu dans les ténèbres mortifères de la colère que le conduire à l’enthousiasme pour la vie et l’amitié. Or seule l’éducation permet de faire du thumos le lieu du courage civique, fonction dévolue effectivement au théâtre, chez les Athéniens du ve siècle mais aussi chez Shakespeare au xvie siècle. Or ce maître en théâtre et en cruauté suit Montaigne dans son essai De la cruauté.
- 4 Traduit par « Ce qu’il faut être cruel rien que pour être humain », acte IV scène 3, in Harold Jenk (...)
- 5 Je sollicite et discute ici le très beau texte de Jean-François Chappuit, « I must be cruel only to (...)
- 6 Michel Eyquem de Montaigne, Les Essais, éd. Pierre Villey, préface V.-L. Saulnier, Paris, Presses U (...)
3C’est en s’étudiant que l’homme apprend à faire avec sa propre cruauté, à lui reconnaître sa valeur comme à la craindre. Le précepte vise moins alors à fuir ses propres vices qu’à les connaître, et apprendre à leur trouver une juste place. Le devoir d’humanité devient ainsi une manière d’être au monde où l’homme sait que ses actes ont toujours des conséquences qui le dépassent mais dont il est responsable. Comme sa dignité tient à ce qui lui échappe et qu’il doit sans cesse chercher à comprendre, dans son théâtre, Shakespeare manifeste la conscience d’une dignité qui n’est pas l’absence de cruauté mais bien son réglage toujours fragile. Le « I must be cruel, only to be kind4 » dans Hamlet témoigne de la cruauté inhérente aux pratiques humaines, mais aussi de la nécessité d’être parfois farouche pour défendre l’humanité digne5. Il fait écho à Montaigne : « Nature, à ce creins-je, elle-mesme attache à l’homme quelque instinct à l’inhumanité6. »
4La cruauté du monde blesse. Et si l’on ne veut pas souffrir, compatir, elle réclame l’endurcissement, l’impassibilité. Or avoir eu sa sensibilité outragée par la cruauté peut rendre impassible. On finit par sentir puissamment qu’on ne sent plus, qu’on ne sent pas. Pour Patrice Loraux, une blessure ouverte n’est pas grave si elle fait souffrir, alors que l’impassibilité conduit au pire. Elle empêche la circulation des affects et la réflexivité sur les situations de cruauté. Elle produit les sociétés compactes, voire totalitaires. Si la représentation théâtrale ou filmique redouble cette violence directe plutôt que de la régler, elle produira un spectateur impassible à l’endroit même où elle prétendait le rendre critique et sensible à ce que d’habitude, dans le quotidien, il refoule, oublie, néglige. Les spectateurs qui regardent ou détournent le regard, seront peut-être portés au-delà de la douleur et sentiront qu’ils ne sentent plus. « L’outre douleur », nous dit Patrice Loraux, est ce moment où, pour se défendre, on cesse de sentir.
5Si l’absence de réglage de la représentation de la cruauté produit cette impassibilité ou cette outre douleur, alors un certain nombre de spectacles participent de cette insensibilisation et loin de faire acte politique émancipateur, de produire une conscience politique de la cruauté, ils fabriquent les conditions de possibilité d’une soumission à un ordre politique dévastateur.
6C’est donc cette question que tenterai de travailler ici : les spectacles qui mettent en scène la cruauté humaine éduquent-ils le thumos ou rendent-ils impassibles les spectateurs qui les voient ?
7Je m’appuierai sur l’analyse de trois spectacles de théâtre récents voire très récents : Eldorado dit le policier, de Vincent Rafis, Denis Lachaud, Laurent Larivierre (CDN d’Orléans et théâtre Paris Villette, 2011) où j’ai joué un rôle de conseiller scientifique d’abord, puis de figure réflexive sur la scène ; Salle d’attente, mise en scène du texte de Lars Norén par Kristian Lupa (théâtre de la Colline, 2012) ; Les Damnés, mis en scène par Ivo Van Hove (2016). Le premier interroge la condition du sans-papier, de sa prise de décision de partir, à son arrivée et installation en France, et les positions de ceux qui l’aident ou refusent de l’aider. Le second présente la condition des marginaux. Le troisième montre l’alliance entre l’industrie capitaliste et le monde politique au service d’un nationalisme extrême, le nazisme, le rôle des affects pervers plus que de l’idéologie dans cette alliance, enfin à mon sens la soumission à cette violence nazie dans un va-et-vient avec aujourd’hui. Ces trois spectacles présentent beaucoup de points communs et d’écarts de traitement. Je reviendrai sur les uns comme sur les autres, en interrogeant d’abord le « montrer la cruauté », par les réserves empiriques de réalité prélevées sur le monde. Je m’attacherai ensuite à décrire ce que j’ai appelé « un semblant de réel malgré tout », c’est-à-dire la représentation comme telle. Enfin, je chercherai à approfondir la question d’une place donnée au spectateur ou d’une interpellation qui lui est faite afin d’approcher cette éducation possible ou impossible du thumos proposée dans trois moments de théâtre qui sont bien ceux du théâtre de la cruauté au sens d’Antonin Artaud, le théâtre et son double de la vie comme telle, mais avec une mise en scène tenue, décidée et décisive.
8Les trois spectacles reposent sur des enquêtes ou de la documentation historique prélevées sur le réel. Dans Eldorado, les trois acteurs principaux du travail de documentation et de la mise en scène sont allés à Malte afin de prendre la mesure de ce qu’est un camp de rétention aux portes de l’Europe. C’est habités par cette expérience marquante et perturbante qu’ils ont abordé leur travail de plateau, puis d’écriture.
9Dans Salle d’attente, titre choisi par Kristian Lupa, le metteur en scène adapte le texte de Lars Norén intitulé en suédois Personkrets 3:1, (catégorie 3.1.). L’auteur, pour pouvoir l’écrire, est descendu dans la rue écouter ceux que l’administration de la ville de Stockholm désigne par ces chiffres : les marginaux. La critique a parlé alors d’un théâtre sociologique. L’enquête conduit Lars Norén à restituer une langue spécifique, qui de fait n’est ni celle de la norme, ni celle de l’enquête sociologique, mais une langue accueillant l’altérité de ces drogués, psychotiques, alcooliques, SDF. Les dialogues sont dans un pur présent, dans l’inquiétude immédiate de la survie, celle vécue à chaque instant par ceux qui peuplent la place de Sergelstorg, toute de béton. Ce monde social souvent assimilé à des « bas-fonds » par le metteur en scène, est présenté comme un ailleurs ethnographique, si loin, si proche.
10Dans Les Damnés, bien que la pièce soit tirée du scénario du film de Visconti, des archives photographiques, cinématographiques et sonores de l’incendie du Reichstag, des autodafés dans la nuit berlinoise, du camp de Dachau où furent internés dès 1933 les communistes allemands et tous les opposants, sont sollicitées pour accompagner le déroulé du spectacle. Il s’agit constamment de signifier que c’est bien un pan d’Histoire qui est ici racontée dans/par cette fiction sur la famille Von Essenbeck. L’histoire de l’avènement du nazisme et de Hitler, avec à ses côtés la puissance industrielle de l’Allemagne — les Essenbeck figurant en fait la famille Krupp.
11Mais la question du réel ne se borne pas à cette réserve empirique, sociologique et historique. Elle se dédouble dans ce qui est demandé aux acteurs. Le travail sur plateau est un travail qui prélève une grande partie du texte pour Eldorado sur les improvisations d’acteurs effectuées après un travail d’évocation de situations réelles, de réflexions sur les enjeux de la cruauté à la table, parfois en compagnie d’une chorégraphe, Nathalie Ageorges, ou d’une conseillère scientifique rencontrée dans un séminaire de l’EHESS, moi-même, Sophie Wahnich. Sur le plateau, le travail part d’énoncés lancés, par exemple « contrôle de la cruauté », chacun étant libre de proposer. Ce sont donc les univers intellectuels, mentaux, psychiques et corporels des acteurs et de ceux qui les accompagnent, qui fournissent la matière de ce qui sera ensuite mis en scène. Il s’agit bien, à ce titre, d’une écriture collective ou polyphonique, où le metteur en scène vient susciter et peu à peu ordonner l’élaboration. Dans ce travail, certains acteurs supportent bien la violence du thème abordé, d’autres ont davantage besoin de lâcher prise par le rire, d’interrompre, de fabriquer des lignes de fuites ou de distanciation. Le réel, c’est ainsi aussi le réel du supportable pour ceux qui doivent prélever en eux-mêmes ce que ces histoires d’espérances déçues, de rackets, de viols, de noyades, d’arrivées dans l’exténuation du désir de vivre, de tracasseries administratives, de maladies, de langues perdues et retrouvées, de solitude, de révolte et de résignation, leur infligent chaque jour différemment, à eux en tant que collectif et en tant qu’individus. Le prélèvement du réel ne se fait pas d’une manière homogène comme prélèvement dans les zones les plus difficiles à atteindre de soi, car certains ne veulent pas de ce voyage-là. Pour faire surgir une part inconsciente ou pulsionnelle, un travail sur le corps a lieu avec la chorégraphe, là aussi prélèvement dans ce qui advient dans l’inattendu.
- 7 Propos recueillis par Michel Bataillon, Nuits de Fourvière, mai 2011.
- 8 Vincent Rafis, P.S / S.R. Essai sur Sarah Kane, Dijon, Les Presses du réel, « Nouvelles Scènes », 2 (...)
12Pour Salle d’attente, Krystian Lupa affirme n’avoir vraiment entendu le texte qu’après la première lecture faite par ses jeunes acteurs. Pourquoi ? Parce que cette lecture ne se fait pas sans qu’au préalable l’acteur se soit doté de ce que Krystian Lupa appelle son monologue intérieur, c’est-à-dire un monologue imaginant ce que son personnage peut ressentir au-delà du texte prononcé par ce personnage dans la pièce sur la scène. Le monologue intérieur, c’est la manière dont l’acteur prélève sur sa sensibilité, son imagination, une part non écrite du personnage à la fois tissée par l’auteur mais aussi par l’acteur qui lui donne ainsi une couleur spécifique liée en fait à sa propre vie, à ses souvenirs, à ses inquiétudes, à ses rencontres, à ses espoirs, voire à son angoisse ou à ses rêves. Là encore, il s’agit bien de prélever sur la vie du comédien ce qu’il peut donner de souffle à son personnage. L’incarnation se fait ainsi dans cette fusion de soi avec le personnage pour l’avoir « dilaté » de ce qui, du personnage, résonne en soi par association. De ce fait la pièce de théâtre, pour Lupa, repose moins sur le texte que sur ces personnages « dilatés » par les comédiens. Le personnage prime sur l’histoire et le texte. D’ailleurs, Lupa, pour légitimer sa manière d’adapter le texte, affirme que ce n’est pas du Shakespeare. Le texte est peut-être une sorte de canevas, dit-il. Pas un texte à respecter à la lettre. Ensuite le canevas est incarné, et c’est à cet endroit que le théâtre commence. Lupa évoque un personnage de malade mental dans L’Homme sans qualité de Robert Musil, qui affirme que pour comprendre un assassin il faut agir en commun avec lui. Il reconnaît que ce serait condamner le comédien à la folie pour comprendre la folie. Mais en affirmant « qu’un artiste est un fou qui veut comprendre les fous », on se rend compte que c’est finalement ce qu’il attend du comédien : qu’il prenne ce risque cruel, simplement pour être un bon acteur. Lupa veut se priver, et priver les autres de la distance. Il faut tout sentir de l’intérieur. Lupa est fasciné par la fascination qu’exerce le texte sur ses jeunes comédiens. Elle répond à son attente : « ce groupe de jeunes gens, garçons et filles, a pris en charge le processus d’identification avec les personnages de la pièce d’une façon incroyable et je m’y attendais. On ne sait pourquoi, d’une manière mystérieuse cette zone apporte à notre imagination un flux symbolique. On peut dire qu’on a envie de chuter avec ces gens-là comme on s’enfonce parfois dans des rêves d’horreur. […] Quand on a vingt ans on a peur de la mort de façon extatique7 ». On peut dire que le matériau de Lupa, ce sont davantage ces jeunes gens que le texte qui, selon lui, est du « témoignage brut ». Le comédien est alors le lieu d’une rencontre qui arrive par lui, parfaitement explicitée par Vincent Rafis à propos du théâtre de Sarah Kane : « celle par laquelle se croise une action inatteignable dans sa vérité, et cette autre vérité, intime, secrète, de l’acteur – toute une jungle d’affects, de pulsions, d’instincts. En cela, l’événement est également l’endroit où fiction et réalité – celles inconciliables du drame représenté et de l’acteur en présence – achoppent l’une contre l’autre. De cet achoppement jaillit un reste : ce qui subsiste de l’acteur après qu’il s’est entièrement voué à l’exécution de la fiction et, se mesurant à son insurpassable, s’y est presque entièrement consumé8 ». Or cette consumation et ce reste produisent-ils un savoir socratique pour l’acteur ? L’acteur serait alors face à la part non vécue de son expérience vécue, c’est-à-dire face à la surprise d’un pur présent qui ne peut faire sens car l’acteur, « ça » le dépasse. On peut considérer que le travail de l’acteur produit un savoir sur le non-savoir et son lieu ; il sera ensuite, ailleurs, pris en charge ou non par le sujet.
- 9 Vincent Rafis, P.S / S.R. Essai sur Sarah Kane, Dijon, Les Presses du réel, « Nouvelles Scènes », (...)
13Le travail des acteurs de la Comédie-Française pour Les Damnés ne relève pas du même processus de prélèvement sur plateau. Mais eux aussi peuvent être consumés par l’art de souffrir, de pervertir ou de mourir qui leur est demandé. Cependant Les Damnés partagent avec les autres pièces un dernier type de prélèvement, celui de l’image cinématographique. Car dans ces trois cas, une image vidéo vient ponctuer ou accompagner le travail de l’acteur sur scène, proposant un autre rapport au réel des corps et des visages, larmes, cris, rictus, sourires pervers. Cet art de la vidéo/cinéma qui vient accompagner le travail des acteurs est la pensée du metteur en scène ou du vidéaste prélevée sur les corps des acteurs, corps obéissants aux décisions du metteur en scène, mais manifestant à l’insu de tous leur vérité propre. À cet égard, quand Vincent Rafis réfléchit au travail de l’acteur se confrontant au texte de Sarah Kane, il exprime bien ce qui se joue dans le réel de l’acteur face à une certaine cruauté de l’action cachée mais restituée par l’image, des cris des personnes mises à mort désormais enfermées dans les cercueils. Ces morts se répètent quasi à l’identique et accompagnent l’ascension vertigineuse de Martin Essenbeck. Or ici, l’acteur n’est plus garanti par la présence du public, car dans son cercueil il est soustrait à cette rencontre. L’acteur ne voit pas, il agit comme s’il rencontrait sa propre mort. Son cri dit l’effroi de cette rencontre : « car ce qu’il met chaque soir en scène, ce n’est plus le doute (fût-il sans fond) quant à lui-même, mais le fléchissement du doute même sous la certitude de la mort9 ».
14La cruauté fait couler le sang et fait mourir. La cruauté retournée contre soi s’appelle un suicide. Ce qui est demandé au comédien de ce théâtre de la cruauté, c’est d’être face au suicide, de s’y abîmer. C’est vrai pour les drogués de Lupa comme pour les exécutés d’Ivo Van Hove dans l’espace confiné du cercueil.
- 10 « L’humanité, qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’es (...)
15Avec Les Damnés, le spectateur fait lui aussi partie de ce que le metteur en scène entend bien prélever du réel de la situation théâtrale, rencontre d’une scène et d’un public. Le voilà sur l’écran sans avoir eu son mot à dire, et il est ainsi inclus dans ce spectacle à la façon dont Walter Benjamin10 avait dénoncé un usage des images de foule comme image de propagande nazie. Le public se voit, portion de réel, en train d’acquiescer par son impassibilité à l’intolérable qui se déploie sous ses yeux.
16Pourtant si c’est bien ce prélèvement sur le réel qui crée la tension dramatique voire tragique de ces pièces. Ce réel est bien mis en scène, et ne peut être là que comme semblant. Nous sommes bien au théâtre, malgré tout. Aussi forte que soit la demande faite à l’acteur de se mettre en condition de coller au réel et de fournir ainsi un peu de chair humaine fraîche au spectacle, celui-ci demeure un acteur, et il faut un peu de faux sang pour figurer le carnage de la nuit des longs couteaux. L’artifice, fût-il naturaliste, rappelle qu’on est bien dans l’artifice. Cependant, toute la question est de savoir si ce semblant conduit le spectateur à coller aussi au réel ou si, au contraire, la mise en scène lui donne des moyens de choisir sa place, c’est-à-dire en fait d’en changer et ainsi, peut-être, de pouvoir l’interroger.
17Nous l’avons dit, les trois pièces travaillent avec le plateau et un écran où sont projetés soit des vidéos déjà constituées, soit ce que la caméra enregistre et sélectionne sur le plateau. Cette double présence, évanescente et incarnée, crée du trouble. Car les deux arts qui se sont longtemps constitués l’un contre l’autre, les voilà tout contre.
- 11 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres III [193 (...)
- 12 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres III [1939 (...)
18Pirandello, cité par Walter Benjamin, affirme que « les acteurs de cinéma sont […] en exil d’eux-mêmes. Ils remarquent confusément, […] que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu’il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l’écran et disparaît en silence11 ». Or ce sont bien ces images muettes accompagnées de la musique jouée sur la scène dans Les Damnés qui nous sont données à voir avec le plus de spécificité. En particulier dans ces cris sans cris des exécutés enfermés dans les cercueils. Mais l’image sert aussi à documenter le réel, le réel historique et le réel matériel de ce qui se passe sur la scène, avec les objets et les corps qui en deviennent oniriques. Ainsi l’alternance du vrai et du factice produit un vaste effet de réel, ou un vaste effet onirique tel que Benjamin l’évoquait en termes d’inconscient optique : « Le geste de saisir le briquet ou la cuiller nous est-il aussi conscient que familier, nous ne savons néanmoins rien de ce qui se passe alors entre la main et le métal, sans parler même des fluctuations dont ce processus inconnu peut être susceptible en raison de nos diverses dispositions psychiques. C’est ici qu’intervient la caméra avec tous ses moyens auxiliaires, ses chutes et ses ascensions, ses interruptions et ses isolements, ses extensions et ses accélérations, ses agrandissements et ses rapetissements. C’est elle qui nous initie à l’inconscient optique comme la psychanalyse à l’inconscient pulsionnel12. » On pourrait, en relisant ces lignes, considérer que le travail de la caméra dans Les Damnés est pensé pour les illustrer et bien mettre en œuvre cet inconscient dévoilé. Il est en effet intéressant de se souvenir que la vaisselle renversée à la fin de l’anniversaire de Joachim est de métal, qu’elle ne se brise pas, et que ses reflets accompagnent une mort qui vient. Entre les personnages de chair, l’inconscient pulsionnel, sur l’écran, l’inconscient optique. Lorsque ce sont les visages qui sont à l’écran, les deux se cognent. Mais dans tous les cas, le spectateur assiste à une cérémonie de dévoilement. La cérémonie est éminemment esthétisée quand il s’agit de représenter la nuit des longs couteaux. Sur la scène « ça gicle », mais sur l’écran, les corps clairs et allongés face aux SS sombres et dressés font une rosace quasi florale sur le sol orange feu. Ici, on ne peut rien comprendre, sinon qu’on tue. Tout est fait pour que le spectateur puisse fuir dans la contemplation esthétique au lieu de subir trop frontalement la violence du corps-à-corps entre SS et SA. Le metteur en scène a évité la sidération sans renoncer à signifier que cet événement est un point d’acmé dans l’histoire du nazisme. Enfin, c’est encore l’image qui produit l’effet de confusion du réel et du rêve quand Martin prend une mitrailleuse et arrose le public dans un long geste qui semble le dépasser, une fois encore, rencontre avec soi-même dans l’acte de cruauté. Mais cette rencontre, est-ce bien celle du public avec lui-même ? Est-ce la rencontre du public avec son propre suicide ?
- 13 Cahier programme proposé par le théâtre de la Colline, 2012.
- 14 Le Figaro, 29 juin 2011.
- 15 Actes sud Papiers, CNSAD, 2004, p. 43.
19Le traitement de l’image dans Salle d’attente ne repose pas sur ce caractère onirique. L’onirisme est dans la langue, l’image vient plutôt soit redoubler le sens – ainsi avec cet énoncé prononcé dans une vidéo déjà constituée : « Il y a de l’espoir à l’infini, seulement, il n’y en a pas pour nous » –, soit étirer le temps, le suspendre, comme avec le regard perdu et interrogateur de la jeune psychotique. L’image incarnée et l’image désincarnée se superposent, pour fabriquer ce temps allongé de l’attente de salle d’attente. Elle ne vient rien scander ou couper, elle peut déranger mais le temps reste dans son pur présent, pas d’intensité dramatique autre. C’est bien sur la scène que « ça » se passe, et il ne se passe rien, pas d’histoire, juste des bribes de situations, sordides souvent, provocant parfois l’inquiétude, le dégoût, l’effroi, la pitié. De ce fait, Salle d’attente absorbe son spectateur dans un phrasé à la fois très discontinu et très continu. Discontinu puisque les personnages n’ont pas d’histoire, juste du vécu, et continu car rien ne vient rompre le caractère répétitif de ce que l’on voit sur la scène. Il faudrait que le spectateur accepte lui aussi d’être pris dans ce désir de chute, ou alors il ne peut que rester séparé de ceux qui constituent un danger par « overdose », comme disait Sarah Kane. L’overdose guette d’ailleurs les jeunes gens qui se piquent sur des veines qui n’en peuvent plus. Si le spectateur ne veut pas rejoindre les acteurs dans cette expérience limite, il peut produire les défenses qui le rendront impassible et patient face à ce qui ne peut que lui faire violence, ou quitter la salle. Ses choix sont limités, et ne me semblent pas relever de ce qui va lui faire savoir plus. Partager l’abîme dans la jouissance du confort douillet d’un fauteuil parisien, est-ce vraiment partager ? Lars Norén affirmait vouloir « emmener le public au point où il n’a plus de défenses ; ainsi on peut vraiment le toucher, entrer en contact avec lui, le frapper13 ». Nous retrouvons alors la frappe de l’inconcevable, mais peut-il vraiment se réaliser dans l’oubli du spectateur comme en parle la journaliste Armelle Héliot : « La relation au temps est envoûtante. On s’installe avec eux (les personnages) dans cette attente, cet oubli. On passe de l’autre côté. C’est cela le théâtre de la révélation de Krystian Lupa14 » ? Qu’est-ce qui est alors oublié ? L’écart social ? C’est ce que Lupa prétend obtenir en effet, en collant au réel. Selon lui, « faire le diagnostic de la réalité avec un certain sentiment de supériorité est un résidu du rationalisme du xxe siècle, et dans notre monde spirituel actuel, cela ne peut aboutir qu’à un échec. Si le monde contemporain est malade, c’est justement parce que les gens qui essayent de le diriger regardent la réalité de l’extérieur15 ». Donc le spectateur est supposé communier de l’intérieur, dans la peur, la pitié. Mais la pitié est quand même une émotion surplombante, et il faudrait moins de séparation entre la scène et les spectateurs pour être du côté de la compassion. Reste l’expérience de la chute, dans ce semblant du théâtre.
20Si le redoublement par l’image de ce qui se passe sur la scène existe dans Eldorado dit le policier, à l’acte III, le travail proposé cherche plutôt à dissocier l’image, la voix et les corps physiquement présents. Le spectacle commence dans l’obscurité de la salle de cinéma, mais est-ce le noir ou les ténèbres, nos ténèbres ? Toujours est-il que pendant trente longues minutes, la lumière ne viendra nous rassurer que d’une manière fugace. D’ailleurs, sera-t-elle vraiment rassurante ? La visite de fantômes dont les voix nous font entendre un lamento, voix dont nous sommes séparés non seulement par ce voile de la nuit mais quand la lumière l’adoucit, par un mur qui nous sépare des acteurs dont on ne perçoit que des ombres, cette visite n’est pas rassurante.
21Le corps est donc d’abord réduit à la voix. Des voix comme des gestes, des voix comme présences sensibles d’un livret terrible. Trois voix. Deux sont d’ici, et performent la cruauté d’une rupture amoureuse. L’autre est de là-bas, et raconte la traversée cruelle et même parfois mortelle d’Élisabeth qui a quitté son pays, et qui peut-être s’est quittée elle-même. C’est le couple qui rompt le silence dans la banalité. Mais la voix d’Élisabeth vient se superposer à la leur comme dans un répons baroque où chacun des musiciens écoute et attend l’autre. Les deux plans du monde ne sont pas si disjoints. Ils se voilent l’un l’autre donnant les mots par bribes, brouillage ou choix distincts. Car le spectateur auditeur peut choisir de n’entendre rien que la musique de la douceur quotidienne, rompue ici, ou d’entendre l’âpreté d’un récit où celle qui raconte interroge, « pourquoi est-ce que je dois raconter ça ? ». Il peut entendre ou refuser d’entendre, refuser de tolérer d’être plongé là-dedans. « Pourquoi est-ce qu’il devrait entendre ça ? » Mais c’est bien pour qu’il accepte l’altération générée par le rapport d’un confort et d’un choc que ces voiles sont là, et qu’il est lui-même enveloppé dans ce voile nocturne. Pour que la sidération ne l’emporte pas et pour qu’il ne se détourne pas complètement d’une réalité qui altère radicalement notre manière d’être humain.
22Lorsque le mur s’ouvre, la lamentation change de forme. Elle ironise sur le renoncement à l’amour et à l’humanité assumé par des Versaillais dans leurs arrangements avec une vie transformée en programme à manager. En pleine lumière ils nous font rire, et sont désolants. Face au grand vide d’un monde social qui se protège, face à la platitude de ceux qui donnent consistance au mur : le rire formalisé dans un vaudeville. Certains aimeraient bien faire disparaître ce rire du vaudeville sous le canapé de l’histoire même du théâtre. Mais non, dans la grande dislocation des formes, il occupe cette place de butte-témoin protégée par une surface dure, que ce soit dans les théâtres privés ou les théâtres publics. Derrière le mur, c’est donc encore le mur, même si le voile vient désormais du rire entre exaspération et dérision. Formalisme chic d’un inconscient dévastateur. Il n’y aurait pas de mystère autre que cette brutalité où les murs ne s’ouvrent que pour buter sur d’autres murs. Quand le personnage de là-bas entre en scène, le cauchemar refait irruption, car cette fantasmagorie de l’étranger, chacun sait bien qu’elle est inscrite dans ces distances sociales et dans nos capacités à les faire coexister dans la plus grande indignité.
23La troisième partie superpose lamento et rire. Monologues désespérés, clairs-obscurs, jouissance de faire le bien jamais exempte de cruauté et de ridicule, jouissance du sentiment d’impuissance, jouissance de la douleur d’une répétition sempiternelle, jouissance aussi de mettre en scène l’humiliation là où la compassion est devenue impossible, puisqu’on aimerait seulement que « ça » s’arrête et que « ça » continue. Les corps sont ici vivants, mais aux prises avec une négativité prégnante. Quand le mur est tombé, le spectateur sait qu’on ne sait pas comment en sortir.
24Là aussi, le temps est dilaté. Un rétroviseur historique ne vient rien sauver, juste ramener des éclats de lumière, de savoir, de compréhension. Oui, l’homme est doué de cruauté et s’il refuse de le savoir, il ne la contrôle plus et en perd son humanité, sa sensibilité, sa tendresse. Ici, là-bas, ailleurs : c’est bien à cette vérité du danger qu’il s’agit de faire face, dans la colère ou la fascination, mais aussi dans la dislocation. L’écriture d’Eldorado dit le policier assume cette dislocation/recomposition de toutes choses, comme un art des ténèbres seul à même de déjouer toute complicité, seule à même d’éviter l’illusion que ce serait facile d’en sortir simplement en s’indignant. La chorégraphie qui achève le spectacle est une plongée dans l’inconscient. C’est bien là qu’il faut aller voir, et c’est parfois insoutenable.
- 16 Cahier programme proposé par le théâtre de la Colline, 2012.
25Dans Salle d’attente, c’est la langue qui est du côté de l’inconscient plus que les images. Elle seule peut opérer pour faire savoir ce qui échappe ordinairement au spectateur, langue décentrée, nous dit Lupa, loin de toute décence intériorisée. Or cette langue est finalement elle-même caractérisée par sa manière de coller au réel. Le projet est alors un projet non de dévoilement critique, mais de résignation extatique. Pour Lupa, « cette zone-là nous donne quelque chose d’universel qui nous concerne tous. […] Leur chute peut nous dire quelque chose qui nous appartient en propre. […] L’homme commence son déclin à partir du moment où il sort de l’école. Notre utopie du développement est une sorte de mensonge16 ». Lupa affirme rechercher les symptômes de la crise morale de notre époque. Or, son théâtre fait lui-même symptôme en ne proposant in fine aucun véritable espace d’existence symbolique qui permettrait à la fois de refaire du commun autrement que dans la chute, et de réfléchir à notre place dans ce monde en crise. En collant au réel, Lupa est proche du constat sans conséquence politique, car la part cachée ne se dévoile que pour entériner la fin de l’histoire comme fin du récit, sinon celui d’une chute impossible à interrompre, et toujours suspendue, une chute qui envahit le monde. C’est un théâtre du constat plus que de la représentation, et le spectateur ne se représente pas cette cruauté qu’il voit. Il en jouit.
26Dans Les Damnés, la mise en scène intentionnelle ou inintentionnelle (de fait Ivo Van Hove ne parle pas de sa mise en scène) aura montré comment les spectateurs impassibles, lorsqu’ils voient sans voir, ou en refusant de voir et savoir, en refusant l’exercice socratique, sont bien des acteurs du désastre qui s’abat sur eux. Mais est-ce possible à entendre dans l’impassibilité ? Car tous les spectateurs semblent impassibles : ceux qui sont acteurs devenus spectateurs sur la scène et assistent aux exécutions, ceux devenus acteurs sur l’écran, ceux qui sont acteurs de la rencontre produite par l’événement de théâtre. Lors de la représentation à laquelle j’ai assisté, non seulement personne ne s’est levé pour signifier qu’il refusait cette place assignée de spectateur consentant et impuissant, mais une standing ovation est venue clore la séance. Certes, certains semblaient plus spectateurs que vraiment investis dans ce geste collectif mais, là encore, nous assistons à une mise en abyme : comment s’extraire d’un geste collectif, ne pas y consentir ? Il me semble que c’est là que réside la réussite de ce spectacle. Chaque spectateur, en sachant qu’il a ressenti dans ce lieu ce qui le soulage ailleurs, ne peut rien y faire quoiqu’il en dise, et quelles que soient ses velléités de résistance. Sur la scène, d’ailleurs, ceux qui résistent en meurent, et dans la salle, la terreur s’abat sur tous indifféremment, qu’ils aient eu envie ou non de résister.
27Ce savoir-là conduit-il à nous rendre plus courageux ? Sans doute, du moins, plus avertis. Car le spectateur a pu circuler, et le metteur en scène a tenté d’éviter la sidération comme la fascination. Mais si l’avertissement d’incendie est bien lancé, le consentement à une histoire qui nous échappe semble invalider l’idée qu’un savoir sur l’histoire du monde aide à ne pas répéter le pire. Le spectacle joue à Cassandre. Un savoir prélevé sur le réel puis puissamment esthétisé peut-il politiser l’art ? Comment démêler jouissance esthétique et expérience politique ? C’est dans cet écheveau que le projet de représentation semble s’abolir.
28Les spectateurs ne cautionnent pas toujours le spectacle Edorado dit le policier. Ils partent en colère, en claquant la porte, en disant que trop, c’est trop, souvent au moment de la ressaisie réflexive, au moment d’un changement de registre trop brutal peut-être, ou au moment de la replongée dans les ténèbres de l’inconscient, du rêve cauchemardesque. Quand on parle avec eux, ils disent que c’est trop long, trop décousu, toutes ces manières de faire du théâtre si différentes dans un même spectacle ; qu’ils sont pris en otages. Or justement, otages ils ne l’ont point été car nulle sidération ici, juste des choix à faire, des pauses de rire, des moments de relâche proposés sans illusion, sans dérision et sans esprit de sérieux, sinon avec la théorie qui fait revers au pulsionnel, revers cependant bien fragile. On a pu rire beaucoup au deuxième et troisième actes, quoiqu’on en dise. On s’est rendu compte que ce n’était pas si facile d’écouter le récit d’Élisabeth, car si l’amour occidental est cruel, il nous intéresse plus que la cruauté politique qui déchire Élisabeth. Dans Eldorado, la cruauté est à la fois dite et représentée, et le corps des acteurs ne suppose pas l’identification, plutôt l’interprétation, non de personnages, mais de situations. Chaque acteur change de place et de rôle à chaque acte, et dans l’acte III même pour chaque saynète. Le corps est bien là, mais à l’endroit où l’acteur peut le mettre en jeu pour arriver à son point de rencontre comme on pourrait parler de point d’ébullition. Car ce point est différent pour chaque acteur comme pour chaque spectateur, et ce spectacle polyphonique donne la possibilité à chacun de se frayer un chemin pour ressentir, chuter, peut-être se relever, rire, réfléchir et chercher à comprendre ce que redevenir digne voudrait dire. Alors il y a des vrais récits qui finissent mal, des allégories, des mélopées, des monologues déchirants et des mots d’esprit, des éclats de vie et de joie. Car s’il faut accepter d’être dans la frappe de la souffrance comme expérience, il faudrait sans doute aussi accepter d’être dans la frappe de la joie, et reconnaître l’irréductibilité de l’expérience du désir, de l’amour, voire de l’amour de la vie. Ce serait ainsi ramener sur terre la foi en l’impossible comme expérience de rupture, de déchirure et d’affirmation qu’un autre monde peut advenir. C’est cette foi dans l’impossible qui peut préserver la chance de s’orienter vers un futur qui ne soit pas répétition du passé, un futur neuf, un futur tout autre. Un futur qu’on se serait représenté.