Fig. 1
http://luckysoap.com/ethericocean
- 1 Friedrich Kittler, « Towards an Ontology of Media », Theory, Culture & Society, vol. 26, no 2-3, m (...)
1En 350 avant notre ère, Aristote définissait l’air et l’eau comme des « intermédiaires », modifiant la préposition signifiant « médian » en un concept philosophique : « le médium ». Par conséquent, comme le notera le théoricien des médias Friedrich Kittler 2350 années plus tard : « entre l’absence et la présence, la distance et la proximité, l’être et l’âme, il n’existe plus rien, si ce n’est une relation médiatique1. »
- 2 L’œuvre « Etheric Ocean » fut présentée à The Museum of Water, Somerset House, Londres, Royaume-Un (...)
2Ce texte a pour objectif d’exprimer les relations médiatiques du son avec les « intermédiaires » de l’éther et de l’océan. Il est censé accompagner la navigation de l’environnement sonore sous-marin présenté par « Etheric Ocean » [http://luckysoap.com/ethericocean] (Carpenter, 2014). Ce travail basé sur le Web a été commandé par Electronic Voice Phenomena, un projet de littérature expérimentale et de nouveaux médias basé à Liverpool et explorant des approches contemporaines du son, de la voix, de la technologie et de l’écriture2.
3« Etheric Ocean » présente un assemblage deleuzien de distorsions sonores nées de la difficulté de communiquer via le média imaginaire de l’éther et le média profond, dense et obscur de l’océan. Cet assemblage détourne diverses sources textuelles, visuelles et sonores, issues de plusieurs contextes disciplinaires. Il s’agit là d’un monde d’inversions. Des bruits sont produits. Des îles sont entendues. Les sons sont des ports, ou bien sont-ils des abysses ?
- 3 Richard Hakluyt (1598-1600), Voyages and Discoveries : The Principal Navigations, Voyages, Traffiq (...)
- 4 Richard Hakluyt (1598-1600), Voyages and Discoveries : The Principal Navigations, Voyages, Traffiq (...)
4Lors de son second voyage en quête du Passage du Nord-Ouest, qu’il entreprit en 1586, Monsieur John Davis de Dartmouth, dans le Devon, observa que « Cette terre n’est qu’îles à perte de vue3. » Le 29 juin, « après de nombreuses tempêtes », il découvrit « un immense archipel vibrant de sons harmonieux4 ». Il dépêcha ses bâtiments au milieu de ces sons. Mais lorsque les îles s’étendent à perte de vue sur la mer, que faites-vous ?
- 5 J. R. Carpenter, « Etheric Ocean », Electronic Voice Phenomena. [En ligne] http://www.electronicvo (...)
J'['interviens', 'attends', 'attends un moment'].
Je ['m’approche', 'm’éloigne', 'marche sur l’eau'].
Je ['eau', 'en bas', 'tombe', 'devant', 'journal', 'marque', 'prairie'].
Je ['faiblis', 'sèvre', 'use', 'supporte', 'préviens', 'prouve'].
Je ['résiste à cette tempête']5.
5Le lien étroit entre le son et les eaux profondes rappelle cette époque de l’histoire maritime, avant l’invention du radar, où la profondeur d’un océan était mesurée par sondage, en envoyant un câble lesté par-dessus bord et en observant jusqu’où il plongerait. Philip Hoare note :
- 6 Philip Hoare, « MH370 : the forlorn bleeps remind us of the vast depth of the ocean », The Guardia (...)
Jusqu’en 1773, lorsque Constantine John Phipps... commença à sonder les fonds océaniques, nombre de personnes pensaient que la mer n’avait pas de fond… Lors de son expédition vers le pôle nord en quête du mythique passage du nord-ouest… Phipps utilisa une ligne lestée de plomb pour mesurer la distance qui le séparait du fond de cette mer antique située entre l’Islande et la Norvège. La période des Lumières et la préhistoire se trouvaient reliées par un brin de chanvre… pendant un siècle, ce nadir septentrional resta le plus profond des océans connus6.
- 7 J. Murray and C. W. Thomson (1885), Report on the Scientific Results of the Voyage of H.M.S. Chall (...)
6Entre les années 1873 et 1876, le H. M. S. Challenger navigua à travers le monde, procédant à des sondages préparatoires à la création d’un réseau télégraphique sous-marin international7. Aujourd’hui, la plupart des données numériques mondiales transitent par des câbles à fibre optique disposés le long de ces mêmes routes. Lors de ce voyage,
- 8 J. R. Carpenter, « Etheric Ocean », Electronic Voice Phenomena. [En ligne] http://www.electronicvo (...)
En date du ['2', '3', '4', '5', '6'] février, à ['1 h', '1 h 30', '3 h', '3 h 30', '3 h 40', '4 h', '4 h 30', '5 h', '6 h', '7 h', '7 h 30', '9 h', '9 h 30', '10 h', '11 h'] ['du matin', 'de l’après-midi'] le navire ['naviguait à voile vers', 'était dans l’incapacité de poursuivre sa recherche de', 'était dans l’incapacité de progresser significativement vers', 'maintint son allure vers l’emplacement supposé de'] Heard Island. ['Un fond', 'Aucun fond ne'] fut atteint à ['80', '120', '130', '200', '300', '425'] brasses. Il fut jugé imprudent de poursuivre, ['à cause du caractère rocheux, accidenté du fond', 'en raison de la position incertaine de l’île', 'car le navire était cerné de pingouins, poussant leurs cris discordants']8.
7L’océan est un endroit bruyant. En 1490, Léonard de Vinci notait, « Si vous arrêtez votre navire et placez une extrémité d’un long tube dans l’eau, et portez l’autre extrémité à votre oreille, vous entendrez des navires se situant très loin de vous. »
> jouez le second fichier audio
Cela ressemble à ['un signal', 'un signe certain', 'un problème mécanique'].
> jouez le troisième fichier audio
Cela ne ressemble pas à ['l’océan', 'au vent', 'un lointain coup de tonnerre', 'la pluie'].
> jouez le quatrième fichier audio
Cela s’apparente à ['des voix', 'des murmures', 'une baleine qui chante', 'des dauphins', 'un chant', 'des pleurs', 'des parasites'].
> jouez le cinquième fichier audio
Cela ressemble un peu à ['un écho', 'un faux positif', 'une rumeur de canular', 'une harmonique'] (Carpenter, 2014).
> éteignez progressivement les fichiers audio
8Si vous n’entendez rien à ce stade, il est possible que votre ordinateur ou votre navigateur ne prenne pas en charge le format du fichier audio. Il se peut également que vos enceintes soient éteintes. Ou bien, vous êtes un mammifère terrestre tournant votre oreille pour entendre des sons dans les profondeurs subaquatiques.
Fig. 2
9L’éther est un médium hypothétique qui, selon les penseurs antiques, remplissait les cieux. Au xixe siècle siècle, des physiciens anglais pensaient que l’éther était responsable de la propagation des radiations électromagnétiques à travers l’espace.
10La notion d’océan fut au moins aussi vague pendant un temps. Aristote s’imaginait le monde comme un lieu de petite dimension, délimité par une rivière étroite. Christophe Colomb s’imaginait l’océan Atlantique moins étendu que nous le connaissons maintenant.
- 9 Tom McCarthy, C., Londres, Jonathan Cape, 2010.
11Dans Haunted Media, Jeffery Sconce suggère « que par son association première avec la navigation, la mer, ainsi que les terres lointaines, la radiotélégraphie évoquait tant les merveilles de la communication à distance qu’une légère appréhension face au vide insondable et inéluctable révélé au monde par la technologie. L’éther constituait son propre océan, autrefois vaste et diffus, appelant les explorateurs à naviguer ses profondeurs abyssales9 ».
12Alors qu’un flot de nouvelles sur la recherche sous-marine de pings émis par la boîte noire du vol 370 de la Malaysian Airlines révélaient,
['Cette planète bleue a encore des secrets à nous cacher',
'La première fois que des humains ont entendu le chant des baleines, ils ont cru à des fantômes',
'Marconi pensait que ses signaux radio pouvaient détecter les sons des marins noyés dans l’Atlantique',
- 10 J. R. Carpenter, “Etheric Ocean”, Electronic Voice Phenomena. [En ligne] http://www.electronicvoic (...)
'Il passa les dernières années de sa vie à essayer d’établir un contact entre ce monde et l’au-delà.']10
13Alors que les premières transmissions télégraphiques électromagnétiques et transmissions sans fil se propageant au-dessus, en-dessous et au travers des océans semblaient réduire les distances entre les navires et les rivages, elles révélaient de nouveaux et vastes océans – des océans de parasites, des océans de bruit.
Fig. 3
- 11 Tom McCarthy, C., Londres, Jonathan Cape, 2010, p. 63.
14Dans son roman C, Tom McCarthy suggère : « Les parasites sont comme le son de la pensée. Pas le son d’une seule personne en train de penser, ni même d’un groupe qui pense collectivement. Il s’agit de quelque chose de plus grand, de plus vaste – et de plus direct. C’est comme le son de la pensée elle-même, son bourdonnement, son jaillissement11. »
15Au sein du dispositif d’écriture radiotélégraphique, l’auditrice devient une interface humaine, traduisant les parasites en signification. En réinterprétant les propos de McCarthy, nous pourrions dire de l’auditrice : chaque nuit les parasites ['reculent en gémissant', 'reviennent en vagues crépitantes', 'l’emportent au loin, totalement à la dérive'], jusqu’à ce que son doigt, effleurant le ['bouton', 'pinceau', 'stylo', 'curseur'], gagne un peu d’adhérence dessus, une sorte de liberté d’action.
16 Dans cette mer de décodage douteux, l’auditrice sert de code, de vaisseau, de Marconista (nom sous lequel les radiotélégraphistes étaient connus), de créature hybride jouant un rôle hybride, quelque part entre une secrétaire et un médium.
- 12 J. R. Carpenter, “Etheric Ocean”, Electronic Voice Phenomena. [En ligne] http://www.electronicvoic (...)
['Sa respiration telle une extension de la fréquence de l’air qui la transporte'], elle reçoit les premiers clics silencieux. Des mots commencent à se former : ['elle griffonne les signaux sous forme de lignes graphiques droites, tantôt longues, tantôt courtes', 'elle commence à transcrire les boucles des lettres'], indistincts et granuleux sous la lampe à arc de son bureau12.]
17La Marconista transcrit sans comprendre, directement de l’oreille à la main. Sa bouche comme ses yeux sont effacés. Ainsi, la radiotélégraphie induit un aveuglement, une hallucination de sens.
- 13 Marconi Archives, Bodleian Library, Oxford University, Oxford (UK). [En ligne] http://www.bodley.o (...)
18Le 12 décembre 1901, trois clics brefs et nets représentant la lettre « S » de l’alphabet Morse, furent transmis de Poldu dans les Cornouailles, à Saint-Jean de Terre-Neuve, où ils furent réceptionnés par un casque téléphonique relié au récepteur ultra-sensible de l’oreille attentive de Marconi. Bien que Marconi déclarât avoir distinctement entendu la lettre « S » en Morse, son collègue avoua quant à lui ne pas en être aussi certain. Conservé à la Bodleian Library, le journal de Marconi mentionne en date du 12 décembre 1901 le mot « reçu », qui a depuis été recouvert d’autres écritures. Les rumeurs de canular abondent. D’aucuns suggèrent que ce que Marconi a entendu était une harmonique – un son issu d’une réverbération, d’un couplage ou d’un écho13. La lettre « S » de l’alphabet Morse a sans aucun doute été choisie pour sa grande intelligibilité. Mais après tout, ces trois points constituent une ellipse, l’indication grammaticale d’une omission intentionnelle…
- 14 J. R. Carpenter, « Etheric Ocean », Electronic Voice Phenomena. [En ligne] http://www.electronicvo (...)
La distance ['distrait', 'déforme', 'distend'].
Le/la/l’ ['cœur', 'tête', 'oreille'] entend ce qu’il/elle ['désire', 'veut', 'a besoin de'] entendre14.
- 15 Lisa Robertson, « disquiet », Nilling, Toronto, Book Thug, 2012, p. 57.
19D’un point de vue discursif, quelle est la différence entre un son et un bruit ? Dans son essai « disquiet », Lisa Robertson indique qu’en utilisant le mot « bruit », elle souhaite « adopter une approche indirecte du tissu irrégulier et permanent du sondage, qui fluctue à travers tout présent donné et situé15 ».
20Considérons les relations médiatiques qui fluctuent à travers cette situation :
Le 22 février 1902, Marconi vogue vers l’ouest, de Southampton à New York, accompagné par une équipe d’ingénieurs et de radiotélégraphistes. Aucun sondage ne fut effectué lors de ce voyage. Des bruits furent émis. À 2100 milles de Poldhu, dans les Cornouailles, trois points furent reçus. Ces enregistrements furent effectués sur ruban encreur, en présence du capitaine, ne laissant que peu de place au doute.
21Cette carte présente le Parcours Certifié du S. S. Philadelphia de l’American Line, montrant les points où Monsieur G. Marconi a reçu des messages émis à partir des Cornouailles, Angleterre.
Ce que je me demande
c’est de quoi parlaient
ceux qui étaient à bord
entre eux
de l’un à l’autre
de façon officieuse
pendant les heures creuses
entre les messages
entre les signaux
entre les émissions et les réceptions
entre deux côtes
entre en réception et émission
entre en signaux
entre en messages
entre en heures
de façon le pendant officieuse
le façon eux
de l’un à l’eux
entre de quoi parlaient navire
ce bord à étaient
qui ceux quoi est
à propos demande
- 16 J. R. Carpenter, « Etheric Ocean », Electronic Voice Phenomena. [En ligne] http://www.electronicvo (...)
je quoi te connais16.