- 1 Félix Guattari, « Vers une ère postmédia », Terminal, n° 51, octobre 1990, republié dans la revue (...)
1Au cours des dernières décennies, ce que l’on a parfois désigné comme le « cyberespace » a fréquemment été imaginé comme ouvrant une alternative (« virtuelle ») à notre monde actuel. Ici-bas, dans notre espace social balisé par des noms propres, des passeports, des étiquettes de prix, des forces de pesanteur physiques, économiques et administratives, chaque mouvement coûte sa dose d’effort et de fatigue, butant souvent sur des obstacles insurmontables. L’alternative numérique – avec sa gratuité, ses avatars, son inventivité algorithmique, ses ninjas sautant de toit en toit et ses miracles de collaboration en réseau – a fait briller l’espoir d’une exaltante légèreté de l’être-en-ligne. Tout semblait possible : une égalité de statut entre des consciences dés-identifiées, une liberté de mouvement à travers les frontières de nation, de sexe, de race et de classe, une fraternité planétaire entre tous les contributeurs du réseau. Des penseurs comme Félix Guattari, positionnés à la pointe des implications anthropologiques du développement des technologies numériques, évoquaient la perspective d’un « remaniement du pouvoir mass-médiatique qui écrase la subjectivité contemporaine et [d’]une entrée vers une ère postmédia consistant en une réappropriation individuelle collective et un usage interactif des machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de culture1 ».
2Depuis une dizaine d’années se multiplient les discours nous invitant à en rabattre sur de tels espoirs. L’alternative numérique aurait fait long feu. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), bientôt suivies des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, et Uber), ont remis le grappin de la marchandisation capitaliste sur le cyberespace. La NSA et les RG récupèrent toutes les traces de nos si libres ébats numériques, pour mieux cibler les subversifs à mettre en prison sous couvert de lois d’exception et d’état d’urgence. Nos merveilleux élans de générosité contributive finissent pas nous écraser sous des montagnes ingérables d’emails. Ce qui brillait, à travers les promesses du « virtuel », comme une alternative à l’aliénation du capitalisme étatique, ne fait, en « réalité », qu’en redoubler l’emprise. Et tout le monde de se lamenter en chœur – de la fin des utopies, du conformisme régnant et de la reddition sans condition du numérique aux charmes funeste de la sorcière Tina (There Is No Alternative).
- 2 Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the End of the World. On the Possibility of Life in Capital (...)
- 3 Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
3Ânonner, aujourd’hui encore, qu’« une autre réalité est possible » fera rire – et à juste titre : la question du moment n’est pas tant de clamer abstraitement des possibilités fumeuses, mais de défendre concrètement des zones à préserver du saccage capitaliste (zad), de construire pratiquement d’autres formes de collaboration, et d’apprendre d’ores et déjà à vivre dans les ruines du capitalisme2. Ce travail implique toutefois un renversement déroutant des perspectives à travers lesquelles nous avons appris à nous situer dans notre monde. C’est à ce niveau-là – pour négocier ce renversement de perspective de façon à ce qu’il apparaisse d’abord comme acceptable, puis comme intuitif – que nous avons besoin de ce que Cornélius Castoriadis appelait « l’imagination instituante3 ». Il nous faut apprendre à voir les mêmes choses autrement, sous un autre angle, de façon à en saisir d’autres saillances donnant lieu à d’autres possibilités de prises.
- 4 Voir par exemple Alfred North Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmogonie [1929], Paris, Gal (...)
4Deux termes inspirés par deux grands penseurs anglophones du xxe siècle peuvent nous être utiles pour définir un tel travail de l’imagination collective. Le premier est la notion de préhension, telle que l’a élaborée le philosophe Alfred North Whitehead4. Nous constituons notre monde à travers ce que notre attention et nos comportements pratiques parviennent à y saisir. Dans le domaine numérique en particulier, ce que nous appelons des « données » (data) méritent d’être traduites systématiquement en « préhensions » : ce ne sont nullement des choses qui nous seraient « offertes », données gratuitement et sans compter, mais bien des choses qui ont été arrachées par certaines opérations de calcul, généralement coûteuses et donc intéressées. De même que, comme l’a rappelé Bruno Latour à de nombreuses reprises, les « faits » prétendument « objectifs » de la science ont bien été « faits » (fabriqués) par des procédures constamment surdéterminées par des intérêts humains nécessairement partisans, de même tout notre univers numérique n’est-il constitué que de préhensions nécessairement partisanes, dont c’est seulement par un raccourci dangereusement simplificateur qu’on les considère comme des « données ».
- 5 James J. Gibson, L’Approche écologique de la perception visuelle (1979), Paris, Éditions Dehors, 2 (...)
5Le second terme, qui fait pendant au premier, est celui d’affordance, élaboré par le psychologue James J. Gibson dans son écologie de la perception visuelle pour désigner ce qui, dans notre environnement, « donne prise » à (ou « permet », affords) une action humaine5. Le manche d’une casserole est fait pour qu’on puise la soulever sans se brûler ; les branches d’un arbre permettent qu’on y monte, contrairement à la surface lisse d’un poteau métallique qui n’offre pas de prise à celui qui voudrait y grimper. Comme le monde matériel dans lequel il s’insère et qui le nourrit de son énergie, le monde du numérique se construit à travers un entrejeu complexe mobilisant certaines affordances à l’occasion de certaines préhensions – et comme notre monde matériel, quoiqu’à un degré encore bien plus grand, il relève d’une plasticité dynamique qui conduit les besoins de préhensions à faire émerger de nouvelles affordances.
- 6 Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1995.
6Le renversement de perspective nécessaire à mieux nous orienter dans le déploiement actuel des possibilités du numérique appelle à chercher d’autres modèles imaginaires, faisant apparaître (plus clairement) d’autres affordances susceptibles de faire l’objet d’autres préhensions. Les mondes alternatifs du numérique sont à chercher dans le numérique lui-même, dans les potentiels auxquels il donne lieu sans que nous ne les ayons encore découverts – soit dans ce que Pierre Lévy définissait précisément comme « le virtuel » dès 19956. Comprendre quelles sont les « vertus » encore non découvertes du numérique, utiliser les solutions qu’il apporte à certains de nos problèmes du moment pour poser différemment de nouveaux problèmes issus de ces solutions elles-mêmes, imaginer des modèles alternatifs de représentation mieux à même de nous donner prise sur ses affordances insoupçonnées – voilà le travail qu’a mené pendant une trentaine d’années un penseur encore injustement méconnu dans le domaine francophone, mais déjà canonisé en Allemagne et redécouvert très récemment dans le monde des Media Studies anglo-saxonnes.
7Vilém Flusser (1920-1991) a dû fuir Prague à l’arrivée des nazis, il a vécu une trentaine d’années au Brésil où il a enseigné la philosophie de la communication, avant de fuir ce pays à l’arrivée des généraux pour passer en France les dernières années de sa vie. Il a rédigé un corpus impressionnant d’essais généralement brefs, difficilement classables entre la phénoménologie, la spéculation technologique et la théorie des media. Le Flusser-revival que nous connaissons depuis quelques années, vingt ans après sa disparition, fait reconnaître en lui l’un des plus puissants et des plus inspirants penseurs de la mutation numérique, approfondissant les intuitions lancées avant lui par un Marshall McLuhan, dans des directions remarquablement parallèles à celles généralement identifiées aux noms de Gilbert Simondon, de Félix Guattari ou de Pierre Lévy.
8C’est dans un texte en tous points « étrange » de cet auteur fier de son étrangeté que les pages qui suivent iront chercher une alternative à notre façon familière d’envisager les cultures numériques. Cela prendra la forme d’un voyage en apnée, marqué comme il se doit par un certain nombre de paliers. On commencera par plonger au fond du fond des océans, avant de remonter progressivement vers quelque chose qui ressemble presque à notre vie dans les réseaux.
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Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.
- 7 Vilém Flusser, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucches (...)
9Le vampire des abysses (vampyroteuthis infernalis) est un mollusque céphalopode, cousin des pieuvres et des calmars, vivant au plus profond des océans, aussi loin que nous pouvons l’imaginer du monde humain. Alors que notre développement, avec la station dressée qui nous permet de marcher debout sur la surface de la Terre, a conduit notre tête à prendre un maximum de distance envers nos pieds, les céphalopodes ont suivi un développement parfaitement inverse, qui fait coïncider chez eux la tête (céphalè-) et les pieds (-podes). Notre organisme s’est « plié en arrière pour éloigner la bouche de l’anus » ; le leur s’est « plié par devant pour rapprocher la bouche de l’anus7. » Nous aspirons à nous élever vers le ciel et sa lumière ; le vampyroteuthis s’est enfoncé dans l’obscurité des abysses, complète dans les profondeurs extrêmes où il est l’un des seuls à pouvoir habiter. Alors que nous sommes des créatures apparues récemment sur la planète, il en est l’un des plus anciens habitants, contemporain des dinosaures, survivant depuis 200 millions d’années. Tout nous oppose donc à lui, depuis l’habitat et l’âge, jusqu’aux comportements les plus basiques : lorsque nous nous sentons traqués, nous essayons de nous cacher dans un recoin sombre ; pour échapper à ses rares prédateurs, il éjecte un mucus bioluminescent faisant office de barrage lumineux.
10Alors que les humains s’activent et s’agitent incessamment pour découper des objets dans le monde, dont ils s’emparent afin de produire d’autres objets les aidant à acquérir ou à produire d’autres objets encore, « le vampyroteuthis ne manie pas le monde, il l’absorbe. […] Le monde objectif se présente à lui comme une sphère d’expérience et non d’action. […] Sa forme de saisie est passive, passionnelle, passionnée : il accueille un monde qui afflue vers lui » (p. 40, 42). Notre être-au-monde nous pousse à courir de par le monde pour saisir et faire ; le sien se contente de rester immobile pour se laisser traverser par ce qu’il absorbe.
Tout sépare ces deux cultures. Les objets sont pour nous des problèmes qui nous barrent la route et qu’il faut manipuler si nous voulons les écarter. La culture est par conséquent un projet dirigé contre les objets fixes, un affranchissement de la loi (des lois naturelles). Pour le vampyroteuthis, les objets sont des bribes dans un flux d’eau qui se jettent sur lui. Il les engloutit pour les incorporer. La culture est pour cette raison une discrimination entre ce qui est digestible et ce qui ne l’est pas, soit une critique des impressions. La culture n’est pas pour lui un projet dirigé contre le monde, mais une injection critico-discriminatoire du monde à l’intérieur du sujet. (p. 40)
11Le vampire opère donc comme un filtre : pieds et tête se replient sur un orifice où bouche et anus se confondent. Ça rentre et ça sort, ça passe à travers, ça flue. Ça vampirise : ça suce. Mais pendant que c’est dedans, ça trie, ça sélectionne, ça discrimine, ça retient une partie et ça laisse passer le reste. L’être est un entre-deux dans un milieu en flux : le corps organique est une intrication de membranes (-dermes) pliées les unes autour des autres.
Les eucœlomates […] se composent de trois types de tissus cellulaires : l’ectoderme, le mésoderme et l’endoderme. L’ectoderme les enveloppe et les délimite du reste du monde ; l’endoderme sécrète les fluides qui permettent à ces animaux de digérer le monde ; le plus intéressant des trois restant le mésoderme : se situant entre les dermes délimitant et digérant, il permet à l’animal d’agir sur le monde. (p. 13)
12Le principe de ce mode d’« action » très particulier est à chercher dans les dermes qui, apparemment, ne font que se laisser traverser passivement – sans rien « faire » activement. Cela vaut aussi bien pour l’humain que pour le vampire des abysses. Leur différence tient au type de derme que chacun a été conduit à développer de la façon la plus poussée. « Deux voies s’offrent aux eucœlomates : développer soit l’endoderme (l’appareil digestif), soit l’ectoderme (le système nerveux) » (14). Nous avons pris la première voie, celle de la digestion, qui nous pousse à courir et voguer sur la planète en quête d’objets à nous mettre sous la dent ; le vampyroteuthis a pris la seconde, celle de l’aisthesis, qui raffine sa sensibilité à tout ce qui le frôle, le touche, le traverse. Mais le plus intéressant est le mésoderme, situé « entre les dermes délimitant et digérant », entre le tube digestif et la peau : c’est dans le mésoderme que se ramifie le réseau du système nerveux. C’est là que se trament les inputs, venus du milieu extérieur (peau) comme du milieu intérieur (tube digestif). C’est là que se noue le nexus qui constitue notre être :
Somme toute, l’environnement est concrètement ce que nous éprouvons, et nous sommes le lieu où l’environnement est éprouvé. Ainsi, nous avons affaire à un tissu de relations concrètes. Les choses environnantes ne sont rien d’autre que les mailles de ce tissu, et nous ne sommes nous-mêmes qu’une des mailles. (p. 34)
13Plongé tout au fond des abysses, on commençait par n’y rien voir. Qu’est-ce que c’est que ce mollusque antédiluvien ? Pourquoi nous raconte-t-on le détail de sa physionomie et de son éthologie ? Ce vampyroteuthis infernalis existe-t-il effectivement ? Qu’a-t-il donc à nous apprendre ? À force d’y regarder de plus près, et plus patiemment, on finit pourtant par entrevoir ce qui pourrait bien être sa bioluminescence : son existence symétriquement inverse de la nôtre semble nous dire silencieusement quelque chose de notre propre existence en tant que mailles d’un tissu de relations concrètes dont le réseau nerveux traverse désormais tous les corps, tous les pays et tous les océans de la planète. De nobis fabula narratur.
fig. 2
Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.
- 8 Dans un article à paraître en 2016 dans Critique d’art, n° 46, Riccardo Venturi a reconstitué une (...)
- 9 Vilém Flusser, History of the Devil, University of Minnesota Press, 2014 et La Force du quotidien, (...)
14Le texte de Vilém Flusser, rédigé à partir de 1981, a paru en allemand en 1987, illustré des dessins de Louis Bec. Comme le montrent bien les études de Riccardo Venturi8, cet opuscule étrangissime est à lire au carrefour de deux traditions. D’une part, même si Flusser n’a pas l’habitude de citer ses sources et même s’il semble ignorer la masse des recherches qui ont commencé avec la découverte du vampire des abysses par Carl Chun en 1899 et qui ont conduit à de nombreuses publications savantes au cours du xxe siècle, son analyse met à profit son incroyable capacité de phénoménologue à réinterpréter ce qui s’observe (les phénomènes) pour en dégager des modèles de comportements sous-jacents de portée bien plus générale, comme il l’avait fait dès ses publications brésiliennes comme A História do Diabo (Une histoire du diable, 1965) et dès son premier livre traduit en français, La Force du quotidien (1973), où il reconstitue notre expérience à partir d’objets comme les cannes, les stylos, les bouteilles, les tapis ou les lunettes9.
- 10 Seul le premier de ces ouvrages a été traduit en français à ce jour (Belval, Circé, 1996). La trad (...)
15D’autre part, Vampyroteuthis infernalis est à resituer dans les préoccupations qui conduiront Flusser, au cours des années 1980, à publier ses ouvrages théoriques les plus accomplis et les plus visionnaires, dont la visée générale est d’aider à prendre la mesure de la révolution de nos modes de communication entraînée par la large diffusion des techno-images, depuis l’invention de la photographie, du phonographe, du cinéma, de la radio et de la télévision, ainsi que par l’avènement de la « société d’information télématique » issue du numérique. Si la description éthologique du vampire des abysses s’affiche explicitement comme une « fable » animale, dont il appartient au lecteur de tirer la morale, cette fable doit sans doute se lire comme l’investigation figurale des transformations anthropologiques décrites dans Für eine Philosophie der Fotografie (Pour une philosophie de la photographie, 1983), Ins Universum der technischen Bilder (Dans l’univers des techno-images, 1990) et Die Schrift : Hat Schreiben Zukunft ? (L’écriture : écrire a-t-il un avenir ?, 1992)10.
- 11 Melody Jue, « Vampire Squid Media », Grey Room, n° 57, automne 2014, p. 82-105.
16Dans un article en tous points remarquable11, Melody Jue propose judicieusement de lire la fiction spéculative du vampyroteuthis dans un triple système d’analogie renvoyant (1) à l’humanité en général (revisitée ici sous un regard inversé), (2) au nouveau monde d’expérience introduit par la photographie (dont l’appareillage matériel implique aussi un plongeon dans un liquide, une immersion dans le noir, un renversement en négatif, une manipulation de luminescence) et (3) à une forme de conscience « post-historique », où l’information et l’intelligence circuleraient de façon liquide entre les nœuds de multiples acteurs-réseaux. C’est précisément ce troisième niveau interprétatif que j’aimerais explorer plus longuement dans les pages qui suivent. Si, aux dires de Flusser, l’enjeu de l’ouvrage est d’aller chercher au plus loin de nous une forme de vie qui nous aide « à surmonter notre anthropomorphisme et à examiner nos conditions de vie du point de vue vampyroteuthique » (18), c’est plus précisément comme une description de notre mode d’immersion dans le numérique que la fable me semble être porteuse d’une morale particulièrement stimulante, dans la mesure même où elle fait vaciller les repères d’orientation par rapport auxquels nous nous croyons habilités à opérer des jugements « moraux ».
17Je proposerai donc de resituer l’écriture de Vampyroteuthis infernalis dans le questionnement au long cours qu’a développé Flusser sur « la révolution numérique », dont il saisit les enjeux dès le début des années 1970. Une quinzaine d’années avant Félix Guattari, il appelle de ses vœux l’avènement d’une ère postmédia dont la technologie « télématique » permettrait de renverser la logique « irresponsable » caractéristique des médias de masse du xxe siècle :
- 12 Vilém Flusser, « Une révolution dans le domaine des images » (1991), in La Civilisation des médias (...)
En simplifiant, on peut décrire de la façon suivante le mode de connexion actuellement prédominant : les images sont produites par un « émetteur », d’où elles sont distribuées en faisceaux de câbles qui les transmettent dans une seule direction : vers les récepteurs. La conséquence en est que ceux-ci sont « irresponsables », parce que les câbles ne transmettent pas leurs éventuelles réponses ; qu’ils reçoivent tous le même message et ont donc les mêmes points de vue ; qu’ils ne se voient pas les uns les autres, parce que le mode de câblage ne permet aucune connexion transversale. Ainsi les images sont reçues comme autant de réalités, parce que le câblage ne laisse passer aucune critique.12
- 13 Vilém Flusser, « Pour une phénoménologie de la télévision » (1974), La Civilisation des médias, op (...)
18Or l’irresponsabilité et la dépolitisation inhérente à ce régime de communisation mass-médiatique pourraient être surmontées, si seulement la télévision pouvait « ressembler à un téléphone muni d’un écran » ou « à une machine à écrire munie d’un écran et couplée à un ordinateur13 ». À peine a-t-il fait miroiter cette utopie postmédiatique que Flusser en reconnaît toutefois, dès 1974, les nouveaux écueils :
Si jamais la percée se faisait, si la télévision devenait un réseau ouvert impliquant autant de partenaires que l’actuel système radio-télévisuel ou les réseaux de la poste et du téléphone, cela signifierait une transformation structurelle fondamentale de la société. Toutes les fenêtres seraient alors ouvertes, permettant à chacun de parler avec tous, et de parler d’une réalité perçue de façon différente, nouvelle. Cela équivaudrait à une politisation généralisée, car la société serait alors rassemblée sur une agora planétaire, et chacun pourrait « publier ». Partout naîtraient des informations nouvelles, mais à vrai dire en même temps un problème nouveau. Aujourd’hui, c’est le dialogue qui fait défaut ; alors, ce serait le discours. La politisation généralisée tendrait à priver de son contenu l’espace privé.14
19Contrairement à un Gunther Anders, qui avait déjà mené une analyse ravageuse de la communication télévisuelle en 1956, Flusser ne sombre jamais dans une dénonciation monolithique, unilatérale et réductrice de la civilisation des mass-médias. Contrairement aux apôtres du postmédia, il ne tombera jamais non plus dans le travers naïf faisant de l’interactivité numérique et de l’horizontalité des réseaux la panacée à tous les problèmes de domination. La télévisualisation réciproque rendue possible par la multiplication de smartphones à bas prix aide certes à sortir du totalitarisme mass-médiatique en permettant à chacun(e) de prendre part au « dialogue » social (en diffusant par exemple sur le web des preuves filmées des brutalités policières dont sont victimes les minorités opprimées), pluralisant ainsi de fait le « discours » à sens unique tenu par les médias dominants. Pour autant, un foisonnement de « dialogues » horizontaux risquerait de diluer tout « discours » structurant dans une soupe de palabres aussi libres qu’insignifiants.
- 15 Siegfried Zielinski, Archäologie der Medien. Zur Tiefenzeit des technischen Hörens und Sehens, Rei (...)
- 16 Melody Jue, « Vampire Squid Media », art. cit., p. 93. Ma traduction.
20Flusser construit ainsi des analyses qui font sentir à parts égales ce que les « nouveaux media » contiennent de promesses émancipatrices et ce qu’ils recèlent d’aliénations nouvelles. Selon l’expression proposée par celui qui contribue le plus à valoriser son héritage – Siegfried Zielinski, directeur des Flusser Archive – cette approche nous sensibilise aux différentes formes de psychopathologia medialis qui hantent toute communication médiatisée15. Même si la fable vampyroteuthique fait souvent entrevoir des perspectives très sombres – comme un « viol des cerveaux » (p. 63) ou « un nazisme cybernétique » (p. 67) – elle excelle surtout à faire sentir la profonde ambivalence des dispositifs médiaux, une ambivalence qui empêche de tirer une morale simpliste de cette fable éminemment déroutante. Ici aussi, Melody Jue voit juste en relevant que « le vampyroteuthis incarne à la fois une sorte de pouvoir totalitaire (en cherchant à inscrire ses souvenirs sur autrui) et une forme de résistance à ce même pouvoir (en prenant le rôle de celui qui programme l’inscription au lieu de la subir)16 ».
21Que tendons-nous donc à devenir – moitié psychopathes, moitié transhumains augmentés – dès lors que la culture numérique, où nous sommes désormais tous immergés, rend possible une « politisation généralisée » faisant de chacun(e) de nous une petite agence de presse, équipée pour participer activement à la circulation des techno-images au sein de « l’agora planétaire » ? C’est à cette question que tente de répondre la spéculation mi-fictive, mi-documentée développée dans Vampyroteuthis infernalis – non sans multiplier les alternatives de façon proprement vertigineuse, puisque si les céphalopodes du fond des océans commencent par révéler une alternative numérique (liquide) aux cultures développées depuis des millénaires par les bipèdes sans plumes que nous sommes sur la terre ferme, le vampyroteuthis permet aussi d’entrevoir ce que pourrait être une alternative au numérique, tel que nous le connaissons aujourd’hui.
fig. 3
Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.
22Lisons plus en détail ce que Flusser écrit de la forme d’art pratiquée par les vampyroteuthis au fond des océans. On verra s’y dessiner plus clairement qu’ailleurs ce qu’il y a à la fois de fascinant, d’inquiétant et de proprement impensable dans l’alternative (au) numérique que fait miroiter sa fable – la perspective (utopique ? dystopique ?) d’une médiation immédiate.
23On l’a vu, les vampires éclairent les abysses de leurs émissions bioluminescentes (chromatophores, mucus, sépia), qui produisent des formes – des « œuvres » – que nous pourrions a priori comparer avec nos tableaux, nos sculptures et nos spectacles. Flusser relève toutefois deux différences fondamentales entre l’art humain et l’art vampyroteuthique :
Il nous faut accepter que le nuage de sépia transmette des informations vampyroteuthiques. Seulement, il semble difficile de comparer pareille manipulation avec notre propre production d’œuvres, et ce pour deux raisons. La première concerne l’éphémérité du nuage de sépia : les bords de ce dernier s’estompent et ne permettent pas de former un réceptacle d’information suffisamment durable. La seconde raison tient au fait que les informations transmises par le nuage induisent intentionnellement leur récepteur en erreur. Le but de la manipulation est de tromper. (p. 51)
- 17 Je reprends ce terme de Stéphane Vial : « par phénoménalité des phénomènes, nous entendons la mani (...)
- 18 Vilém Flusser, « Pour une phénoménologie de la télévision », art. cit., p. 97-99.
24L’art vampyroteuthique est donc d’abord « immédiat » en ce qu’il ne dure pas dans le temps : c’est un spectacle vivant (live), éphémère, dont il faut faire l’expérience en temps réel, hic et nunc. Sa temporalité est celle du « direct » (par opposition au différé). On retrouve ici une distinction faite par Flusser dès sa « Phénoménologie de la télévision » publiée en 1974 : contrairement au sens commun qui ne voit dans la télévision qu’un « petit écran » introduisant dans le foyer des ménages une expérience autrefois cantonnée aux « grands écrans » du cinéma, il insiste pour y faire reconnaître une « ontophanie17 » radicalement différente : alors que l’écran de cinéma s’inscrit dans la série des représentations en différé, allant des peintures rupestres aux photographies, en passant par les tableaux de la Renaissance, l’écran de télévision s’inscrit pour sa part dans la série des présentations en direct, dont les modèles sont la fenêtre et le miroir18.
25Or, contrairement aux fenêtres et aux miroirs les plus communément utilisés, les nuages de bioluminescence projetés par les vampyroteuthis « induisent intentionnellement leur récepteur en erreur. Le but de la manipulation est de tromper ». Les émissions bioluminescentes de l’art vampyroteuthique fonctionnent donc comme des fenêtres trompeuses – c’est-à-dire précisément comme ce que Gunther Anders dénonçait en 1956 dans les « fantômes » des transmissions télévisées :
- 19 Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme [1956], traduit par Christophe David, Paris, L’encyclopé (...)
Les images qui passent par la médiation de la télévision […] sont simultanées et synchrones par rapport aux événements qu’elles représentent ; elles montrent, tout comme le télescope, ce qui est présent. […] L’ambiguïté propre aux émissions de radio et de télévision consiste en ceci qu’elles mettent d’emblée et par principe leur destinataire dans une situation où est effacée la différence entre vivre un événement et en être informé, entre l’immédiateté et la médiation, un état où il ne sait pas clairement s’il se tient devant un objet ou devant un fait. […] La tâche de ceux qui nous livrent l’image du monde consiste ainsi à confectionner à notre intention un Tout mensonger à partir de multiples vérités partielles19.
26Les émissions sous-marines constituant l’art vampyroteuthique sont toutefois bien plus troublantes encore que les pauvres fantômes dénoncés par Anders pour « effacer la différence entre l’immédiateté et la médiation ». Davantage encore que l’aliénation télévisuelle, les « nuages » de sépia bioluminescents méritent d’évoquer pour nous cette entité à la fois synchronique et achronique qui devient le médium de plus en plus ubiquitaire de nos cultures numériques : le cloud. S’il paraît se situer à l’opposé du live de la transmission télévisée en direct, puisqu’il rassemble les données déjà enregistrées que nous souhaitons pouvoir garder à notre disposition, le cloud constitue bien une sorte de fenêtre mobile nous permettant d’avoir un accès permanent et ubiquitaire au paysage de nos données. Le fait qu’il conserve des souvenirs du passé importe sans doute moins que la permanence de la connexion qu’il faut toujours garder vive (live) avec lui. Mes courriels, mes documents, mes photos, mes musiques, mes vidéos, mais aussi les logiciels nécessaires à faire fonctionner ces divers fichiers – tout cela n’est à ma disposition que dans la mesure où je reste connecté. Qu’un écureuil ronge le câble ADSL qui relie mon ordinateur au réseau, que mon abonnement de smartphone soit résilié pour non-paiement, et voici la fenêtre refermée sur tout ce qui documentait, informait, alimentait mon identité culturelle.
27La fenêtre télévisuelle nous donnait à voir les nouvelles du monde, dans une simultanéité généralement véridique quoique sous la perspective d’un Tout mensonger ; la fenêtre du cloud nous donne accès à la matière même de notre vie mentale et sociale, dans une simultanéité toujours exposée aux vulnérabilités de la connexion live. L’accès à la masse énorme de données potentiellement utiles à notre information et à notre représentation n’a jamais été aussi immédiat (aisé, instantané, ubiquitaire) ; l’accès aux supports mémoriels de notre identité n’a jamais été aussi médiat (distant, impénétrable, hétéronome). Nous continuons à parler de « fenêtre » pour désigner les surfaces rectangulaires qui, à l’intérieur de nos écrans, nous donnent un accès merveilleusement immédiat à tous les contenus numérisés mis à notre disposition ; et pourtant, ceux d’entre nous qui dépendent encore de Windows savent à quel point la médiation nécessaire à cette impression d’immédiacie peut être opaque (effet de boîte noire), encombrante (interminables mises à jour) et exaspérante (chaque version augmentée empilant de nouvelles complications sur d’anciennes complexités). En délocalisant nos données de notre disque dur vers des serveurs des antipodes, le cloud ne fait qu’allonger encore les chaînes de médiations invisibles qui, simultanément, augmentent la disponibilité de nos appareillages numériques et accroissent leur vulnérabilité.
fig. 4
Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.
28En nous plongeant au plus loin possible des nuages, tout au fond des abysses marins, la fable vampyroteuthique nous permet peut-être de toucher du doigt – un peu à l’aveugle – ce qui pourrait bien constituer la propriété la plus fondamentalement déroutante de la culture numérique dans laquelle nous nous trouvons de plus en plus profondément immergés. La différence principale que pointe Flusser entre l’art humain (occidental, moderne) et l’art vampyroteuthique tient à ce que le premier s’aliène dans la manipulation d’objets matériels qui lui servent de médiation, tandis que le second se réalise immédiatement dans les impressions ressenties par des sujets. « Les humains usent de mémoires artificielles pour transmettre les informations acquises, comme les livres, les immeubles, les images. […] Les objets inanimés, matériaux (pierre, os, lettres, nombres, notes de musique), modèlent tout vécu et toute connaissance. […] L’objet absorbe l’intérêt existentiel de l’humain. L’humain vit en fonction de son objet » (p. 58-60). À l’opposé de cela, l’art vampyroteuthique est purement « intersubjectif et immatériel » :
Cet art ne produit donc pas des mémoires artificielles (œuvres d’art), mais fait passer les informations immédiatement aux cerveaux de ses congénères pour y être enregistrées. En somme, la différence entre notre art et celui du vampyroteuthis est la suivante : là où il nous faut lutter contre la perfidie de la matière, lui lutte contre la perfidie de ses congénères. Ainsi, les artistes vampyroteuthiques sculptent le cerveau des récepteurs comme nos artistes sculptent le marbre. Leur art n’est pas objectif, mais intersubjectif : il cherche l’immortalité non pas dans les œuvres, mais dans la mémoire d’autrui. (p. 60)
- 20 Nicolas Bourriaud, L’Esthétique relationnelle, Dijon, Presses du réel, 1998.
29Nous voilà peut-être arrivé, au fond du fond de l’abysse, à la véritable alternative que sont en train de révéler les cultures numériques. Ce sont des cultures sans objets. Au lieu de sculpter patiemment et méticuleusement des objets extérieurs destinés à la fois à réaliser, à affirmer, à affiner, à solidifier et à faire persister dans l’être (« immortaliser ») nos subjectivités, comme le proposait le programme multiséculaire de l’art occidental, les cultures numériques s’absorbent dans l’inter-impression instantanée et éphémère de subjectivités en réseaux. Une version optimiste y verra, quelques années après la mort de Flusser, l’avènement d’une « esthétique relationnelle », soucieuse d’intensifier et d’améliorer les relations humaines20. La fable vampyroteuthique y voit une tendance considérablement plus sombre : « Nos intérêts pour les objets commencent à décliner, nous sommes sur le point de produire des médiums avec lesquels nous violons des cerveaux humains, les obligeant à enregistrer des informations immatérielles » (63).
30Qu’elle soit subie comme une pulsion irrésistible ou cultivée comme un raffinement supérieur, cette soif de rapports intersubjectifs non médiatisés par des objets, mais présentifiés par des interfaces, pourrait bien caractériser des cultures numériques auxquelles on reproche souvent leur superficialité, leur inanité, leur éphémérité, leur présentisme, leur phobie de la déconnexion, leur narcissisme, leur complaisance, leur impatience, leur rapidité, leur indifférence au détail, leur désintérêt pour la perfection, leur caractère bricolé, improvisé, instable, inaccompli. Tous ces vilains défauts, aux yeux de la morale traditionnelle de l’art, apparaissent comme les conséquences logiques d’une évolution dont le principe serait de « vampyroteuthiser notre art », c’est-à-dire « d’abandonner le détour par les objets matériels, de renoncer à l’œuvre d’art et d’oser un art intersubjectif et immatériel » (61).
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Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.
- 21 Stéphane Vial, L’Être et l’Écran, op. cit., p. 185-247.
31Essayons de remonter à la surface, après cette longue plongée dans les abysses. L’expédition en eaux profondes nous a fait entrevoir une altérité culturelle en passe de devenir dominante au sein de notre connectivité numérique. Nous serions en train de vivre le basculement progressif d’une culture valorisant l’objet médiateur vers une culture valorisant l’impression immédiate faite sur ses congénères. On imagine sans trop de peine en quoi ce basculement peut avoir été favorisé, sinon induit, par la pénétration progressive du numérique dans toutes les sphères de nos existences. Les cultures numériques – telles qu’elles se sont développées sous la double impulsion de hackers passionnés et de capitalistes intéressés – nous poussent à multiplier nos connexions et à concevoir notre agentivité en termes d’interfaces plutôt que de manipulation d’objets. Dans les termes proposés par Stéphane Vial, l’ontophanie numérique est interactive, versatile, « autrui-phanique », réversible, fluide et néantisable21 – autant de caractéristiques qui s’appliquent parfaitement à des relations intersubjectives, mais que notre rapport aux objets matériels rendait jusqu’à peu impensable.
- 22 Vilém Flusser, Gestes [1999], Marseille, Al Dante, 2014.
32L’existence numérique figurée par la fable vampyroteuthique doit moins s’appréhender en termes d’actions que d’affections. Elle relève de la « psycho-pathie » au sens littéral, puisqu’elle consiste à « affecter les âmes » (de sympathies ou d’antipathies). Les émissions de nuages de sépia, la bioluminescence, l’involution du manteau de tentacules constituent des gestes – autre terme cher à Vilém Flusser22 – qui visent moins à faire ou à produire qu’à impressionner. Peut-être l’ontophanie numérique est-elle fondamentalement structurée par la dynamique des partages d’affects, bien plus profondément encore que par les dynamiques d’accumulation du capital ou d’intensification des collaborations productives.
33Une première leçon à tirer de la fable vampyroteuthique consiste donc à reconnaître la profonde altérité de la culture numérique par rapport aux attentes que nous inspirent les cultures héritées. Le message martelé par Vilém Flusser dans la dernière décennie de sa trop brève existence était que nous n’étions pas équipés, intellectuellement et imaginairement, pour faire face aux défis de la double révolution anthropologique subie aux seuils du xxe et du xxie siècle (le déferlement des techno-images et l’avènement du numérique). Nous continuons à juger et à condamner au nom de critères moraux obsolètes (hérités de la civilisation de l’écriture) des comportements dont nous échouons à comprendre les nouvelles règles de fonctionnement (induites par la circulation des techno-images régie par les programmes de la télématique). Reconnaître l’altérité radicale (encore à peine entrevue) des cultures numériques constitue donc un premier pas pour prendre la mesure à la fois de leurs menaces et de leurs promesses.
34De ce point de vue, la fable sous-marine peut se résumer en un renversement de métaphores. L’habitude s’est installée de parler d’« internautes » « surfant » sur le web à l’aide de « navigateurs ». Cela correspond bien à l’expérience ancestrale de bipèdes sans plumes restant à la surface de l’eau pour aller d’un port à l’autre, ou pour se donner le frisson d’une compétition de voile. Cet imaginaire de navigation valorise implicitement la manipulation d’objets (cordes, gouvernail, boussoles) accomplie par des humains maîtres de leurs mouvements à la surface d’un élément liquide dans lequel ils ne tombent que par accident.
35La fable vampyroteuthique nous appelle à développer un autre imaginaire bien plus adéquat à rendre compte de notre état d’immersion de plus en plus profonde dans les milieux numériques. Nous sommes moins des plongeurs que des céphalopodes, dont nous ne savons plus très bien si les pieds se distinguent de la tête : comment se déplace-t-on sur internet ? par le mouvement des doigts (cliquer, caresser) ? de la voix (commande vocale) ? des yeux (eye tracking) ? par des influx neuronaux (capteurs cérébraux) ? Il est d’ailleurs tout aussi difficile de savoir si la bouche se distingue encore de l’anus, tant nous passons de temps à évacuer le trash et le junk qui s’accumule dans nos messageries.
36Notre activité principale ressemble de moins en moins aux joies de la navigation de plaisance, pour s’identifier de plus en plus aux tâches ingrates mais incontournables de la « discrimination entre ce qui est digestible et ce qui ne l’est pas » (p. 40). Si quelques moments privilégiés nous donnent parfois – heureusement – le sentiment grisant de surfer sur une vague porteuse, la journée typique de l’indigène numérique consiste plutôt à faire le tri parmi les flux qui le traversent dans les bas-fonds : « la culture n’est pas pour lui un projet dirigé contre le monde, mais une injection critico-discriminatoire du monde à l’intérieur du sujet » (p. 40). Ce travail de filtre, de membrane, opéré depuis l’intérieur d’un milieu qui pénètre à l’intérieur de nous ne correspond pas du tout à l’image que nous nous faisons de l’humain : il nous « dégoute » autant que nous dégoûtent les viscères, le mucus, les tentacules, les orifices, les comportements du vampyroteuthis. Flusser nous fait plonger dans le fond des abysses pour traverser les voiles dont nous aveugle ce dégoût, et pour inhiber « la hiérarchie de la nausée [qui] est inscrite dans notre “subconscient collectif” » (p. 17). De nobis fabula narratur : c’est notre propre altérité à nous-mêmes que la fable doit nous aider à reconnaître. Nous sommes des céphalopodes immergés, plutôt que des navigateurs bronzés, nous sommes des mailles dans un tissu d’entre-affections et d’émissions bioluminescentes, plutôt que des manipulateurs de cordages et de voiles.
fig. 6
Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.
37Et pourtant, une deuxième leçon – orthogonale à la première – doit sans doute être tirée de la fable vampyroteuthique. L’ambivalence inhérente à l’écriture flussérienne ne peut pas se contenter de reconnaître le vampyroteuthis comme constituant le modèle ultime de l’existence numérique. Non moins qu’à identifier et comprendre l’altérité que constitue l’immersion dans l’univers des techno-images numérisées, la fable nous appelle à résister au totalitarisme implicitement contenu dans ce modèle de socialité. S’il est important d’apprendre « à surmonter notre anthropomorphisme » (p. 18), il ne saurait être question de faire du vampyroteuthis le destin inéluctable de l’humain. C’est bien plutôt une tension dynamique et un tiraillement constant entre des tendances contradictoires que décrit la fable :
Lorsque nous essayons de l’humaniser, c’est parce qu’il essaie de nous vampyroteuthiser. […] Il n’est pas possible d’endoctriner le vampyroteuthis sans être endoctriné en retour. […] De ceux qui méprisent la surface et aspirent aux profondeurs, il faut par conséquent se méfier. Ils méprisent l’humain chez l’être humain et aspirent au vampyroteuthique – alors qu’ils aspirent à l’humain chez le vampyroteuthis. […] Rien n’est présentement plus dangereux que ce regain de romantisme. (p. 67)
38Le numérique figuré par le vampyroteuthis est un monde où les membranes se laissent (ou non) traverser par des « données ». Dès lors qu’on leur restitue leur statut de « préhensions », et dès lors qu’on les analyse du point de vue de leurs affordances, on réintroduit la figure humaine du manipulateur d’objets, qui fait elle aussi intégralement partie du mode d’existence des objets numériques – lesquels n’existeraient pas sans des pratiques humaines. Le partage d’affects a toujours été important au sein des mondes humains. Les cultures numériques ne font que leur donner de nouveaux champs d’exercice et de nouvelles échelles d’affectations. S’il est une tâche à laquelle nous appelle sans relâche Vilém Flusser, en tant que phénoménologue des objets quotidiens comme en tant que théoricien des media, c’est à résister aux illusions de l’immédiacie et aux opacités des diverses boîtes noires. Tout son travail vise au contraire à nous aider à saisir les affordances qu’offrent les objets médiateurs pour réorienter les médiations à travers lesquels se trame notre tissu relationnel.
- 23 Thierry Bardini, « Entre archéologie et écologie : une perspective sur la théorie médiatique », Mu (...)
39Contre la double illusion romantique aspirant soit à échapper aux affres du vampyroteuthis en se réfugiant dans une pureté humaine, soit à prendre congé des humains en fuyant dans une identification avec le monstre des profondeurs, Flusser nous aide à comprendre la bi-facialité des objets médiateurs (comparable à la bi-facialité du signe linguistique formalisée par Saussure au début du xxe siècle). Peintures rupestres, tableaux de la Renaissance, photographies, films, émissions télévisées, profils de réseaux sociaux et conversations sur Skype sont à la fois des vecteurs d’impressions intersubjectives, dont la force d’immédiacie tend à s’accroître au fil de certains développements techniques, et des objets manipulés et manipulants, issus de préhensions stratégiques, porteurs d’affordances insoupçonnées et orientés vers d’autres préhensions stratégiques. En s’inspirant librement de distinctions proposées par Thierry Bardini23, on peut appeler médiumnique la face d’immédiacie intersubjective dépeinte par Flusser dans l’art vampyroteuthique, et médiatrice la face de manipulation stratégique passant par la production d’objets (toujours quelque peu) artistiques.
40Du coup, on voit mieux apparaître cette alternative interne à l’alternative que constituent les cultures numériques envers les traditions culturelles de la modernité. À l’intérieur d’un monde qui paraît favoriser l’entre-impression médiumnique des subjectivités psychopathologiques, les « contre-cultures » numériques seraient à chercher partout où un soin fétichiste est apporté à la conception et à la confection d’objets médiateurs (compte Facebook, algorithme, courriel, web radio, MOOC) – objets médiateurs élevés au statut d’objets d’art plutôt qu’exploités comme des appareillages d’impression cérébrale. Prendre la mesure des puissances d’immédiacie médiumnique déchaînées par le numérique est un premier pas nécessaire, que la fable du Vampyroteuthis infernalis nous aide à accomplir de façon enjouée. Apprendre à revaloriser le soin de la médiation et la consistance propre des objets médiateurs dans le contexte des techno-images numériques sera le défi que tentera de relever Ins Universum der technischen Bilder. Ce défi reste au cœur de notre présent, ainsi qu’au fondement de notre avenir.
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Flusser Vilém, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
© Zones sensibles, avec leur aimable autorisation.