- 1 Richard L. Gregory, L’Œil et le Cerveau, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 256.
1En permutant les termes de l’expression classique « l’illusion de la réalité », point de départ de tant de visions enchantées ou désenchantées du monde, cette deuxième livraison de la revue Hybrid invite à rebours à s’interroger sur la part de réalité que recèle toute illusion. Car l’illusion, loin d’être marquée au coin du manque, a bien aussi une réalité ou plutôt de multiples réalités, ce dont témoignent les arts et les effets perceptifs et esthétiques qu’ils induisent. Mais de quelle illusion parle-t-on ? – De l’illusion comme fruit d’une simple ressemblance ou de l’illusion comme produit d’une imitation consciente, l’une ou l’autre forme déclenchant des perceptions proches de celle que nous avons de la « réalité » ? Les arts, la littérature et les médias ont recours depuis toujours à de tels dispositifs. – De l’illusion comme effet d’une perception discordante, ambiguë, paradoxale, voire fictive1 et résultat d’une virtuosité technico-esthétique ? Les arts expérimentaux, picturaux, cinématographiques, cinétiques, musicaux font appel de façon croissante à de telles ressources. – Ou d’une illusion mixte, autrement dit hybride ? L’une et l’autre de ces catégories d’illusions se combinent dans des jeux esthétiques mêlant les plaisirs de la mimêsis à ceux de la perturbation sensorielle. C’est ainsi qu’à chaque étape de l’histoire des technologies, les inventions les plus novatrices ont été expérimentées par le biais des formes de l’illusion. Loin d’être des innovations de notre temps, celles-ci constituent des composantes dynamiques de l’histoire et de l’esthétique des formes.
2La question des illusions est en effet au cœur de l’approche occidentale des arts, depuis l’Antiquité. Associée aux connotations mensongères de la représentation – autre terme polysémique dont le contenu, de même, semble s’être parfois épuisé –, l’illusion mimétique est souvent reliée à des valeurs morales, comme si elle était en attente d’être démasquée. Pourtant, les acquis de la pensée de Gombrich nous permettent de laisser de côté les connotations mensongères associées à l’illusion. Dès le début des années 1960, le théoricien notait en effet que l’esthétique, en se débarrassant d’une appréciation ou d’une évaluation des œuvres en fonction de leur degré d’analogie avec le réel, et en dissociant l’idée d’excellence artistique de celle du réalisme, a jeté aux orties le problème de l’illusion :
- 2 Ernst H. Gombrich, L’Art et l’Illusion. Psychologie de la représentation picturale [1960], trad. G (...)
L’esthétique, autrement dit, a renoncé à se sentir concernée de façon directe par le problème de la ressemblance convaincante, le problème de l’illusion artistique. Sous certains rapports, il s’agit vraiment là d’une libération, et personne ne souhaite désormais revenir à la confusion ancienne. Mais le problème, négligé et tombé dans l’oubli du fait que ni le critique ni le spécialiste de l’histoire de l’art ne désirent désormais l’aborder, n’en est pas pour autant supprimé2.
- 3 Ernst H. Gombrich, L’Art et l’Illusion. Psychologie de la représentation picturale [1960], trad. G (...)
3Dans une période qu’il décrit déjà comme celle d’une banalisation des images (qui accaparent l’attention dans la publicité, les médias, etc.), Gombrich s’intéresse à l’étonnement de celui qui, en regardant un ensemble de signes et de formes, va tout à coup y percevoir « les fantômes mystérieux de la réalité visuelle que nous appelons des “images”3 ».
- 4 Frank Popper, Naissance de l’art cinétique, Paris, Gauthier-Villars, 1967, p. 99.
4Dans le même temps, des artistes issus des courants esthétiques tels l’art cinétique ou l’op art, exploitent les multiples possibilités des « illusions perceptives » étudiées par la psychologie expérimentale pour questionner la relation œil-objet. Ainsi Franck Popper, citant « les phénomènes d’interférences des lignes, […] l’effet moiré chez Soto, Malina, Cruz-Diez, Asis, Yvaral, Oster, l’effet de scintillement et le jeu de l’interprétation à double sens entre noirs et blancs chez Vasarely, Riley, Steele, Nusberg, etc.4 », montre que les fondamentaux esthétiques de ces artistes se rattachaient aux principales illusions psychophysiologiques visuelles.
5Et c’est ainsi que l’illusion, dégagée de connotation morale, emporte dans un processus de fascination médusée. Chaque nouveau dispositif illusionniste intrigue, attire, séduit dès lors qu’il ne s’agit plus de s’interroger sur le bien-fondé d’un processus, mais de se laisser emporter dans une expérience, par laquelle spectateur, auditeur, lecteur se voient confrontés soudain à une autre perception de la réalité, voire à sa remise en cause.
6Mais ne soyons pas les dupes de la virtuosité illusionniste : au-delà de la seule question du trompe-l’œil, ne serait-ce pas l’image elle-même qui met en branle le processus illusionniste ? L’image en effet procède d’un ensemble de techniques et de savoir-faire dont l’appréhension et la lecture reposent sur une forme d’illusion. C’est en cela qu’elle éblouit, et crée, comme le souligne Judith Guez dans ce numéro, cet « émerveillement » si particulier qui n’a cessé de faire rêver. Aussi, sans prétendre faire du « Gombrich 2.0 », ce numéro de la revue Hybrid interroge l’expérience des dispositifs et créations illusionnistes sans s’arrêter aux seuls effets produits par l’image, qui a souvent focalisé l’attention. Il élargit l’investigation aux domaines du son, du numérique, des dispositifs muséaux, des stratégies de valorisation de l’art, et à toutes les formes qui sollicitent la diversité des sens et articulent des perceptions et interprétations complexes. Car l’expressivité des formes paradoxales n’est pas propre à la dimension visuelle, même si cette dernière est la plus souvent appréhendée, et donc la mieux connue. François-Xavier Féron s’intéresse ici aux illusions sonores et propose une typologie des illusions auditives et de leurs paradoxes, notamment dans leurs usages par la composition électronique. De plus, depuis un tiers de siècle, une mutation semble opérée par les arts immersifs et interactifs, et les hybridations avec le réel qu’ils rendent possibles. Au sein des espaces visuels, sonores, haptiques produits avec le savoir-faire technologique, ce n’est plus vers la perfection de l’imitation que l’on tend, mais vers une forme de coprésence du virtuel et du réel. Il n’est pas seulement question de provoquer chez le spectateur (ou auditeur, lecteur, visiteur...) un effet de réalité extrême, mais un effet de réalité augmentée de toutes ses facultés.
- 5 Oliver Grau, Virtual Art. From Illusion To Immersion, Cambridge/Londres, MIT Press, 2003.
7Les anciennes impressions (admiration, saisissement, trouble, vertige…), qui dans les effets d’illusion maintenaient le sujet à distance, s’enrichissent d’une impulsion nouvelle, celle du pouvoir agir. Transformer le virtuel produit par l’illusion, interagir avec l’impalpable, engendrer du réel dans le virtuel… tout cela devient en effet possible. Ces mondes naguère encore inaccessibles, voilà qu’ils s’offrent à notre désir. Une légèreté inusitée s’élève de ces nouveaux espaces de la création. Ainsi, des gestes libres s’inventent au contact de La Funambule virtuelle. Transparente, l’illusion s’amplifie de cette médiation infinie qui paraît se répandre dans le réel et s’y incruster. Reine de notre temps, l’illusion fait corps avec le réel. Les voici désormais poreux l’un à l’autre. Nous voici ainsi conduits de l’illusion à l’immersion – pour reprendre les termes d’Oliver Grau5.
8L’ère du numérique remet au goût du jour le principe d’illusion dans de nombreuses créations ou des dispositifs de médiation (installations, expositions), et pourtant le mot lui-même n’investit pas nécessairement le devant de la scène théorique. Ainsi, dans les derniers ouvrages de Pierre Bayard, l’élaboration critique se fait à travers des constructions qui ne sont pas très éloignées de celles des artistes de la réalité augmentée et des arts interactifs, sans que le mot « illusion » soit nécessairement convoqué. Encombrant, car trompeur ou trop polysémique (qu’est-ce qu’une illusion ? un résultat, un effet ou un procédé ?), le vocable paradoxalement s’efface, emportant avec lui son léger parfum suranné, et laissant dangereusement libre l’espace de ces usages insolites, en grande partie impensés. Ainsi, l’illusion acquiert une réalité qui ne dit pas son nom, ni dans l’art ni dans le monde. Elle se déplace de l’œuvre elle-même et sa réception aux conditions de sa production, de sa diffusion, de son exploitation. Non seulement les dispositifs peuvent induire en erreur, mais le mécanisme de leur révélation, toujours différé, peut faire douter de l’illusion elle-même. Insituable, mobile, impossible à borner, l’illusion s’emballe dans un mouvement autogénératif. Et la voici devenue « illusion d’illusion », comme nous l’explique Éliane Beaufils à propos de quelques performances contemporaines.
9Aussi arrêtons-nous un instant sur le fonctionnement cognitif de l’illusion.
- 6 Pour la typologie de Gregory, voir l’entrée « Illusions » dans Richard L. Gregory (dir.), The Oxfo (...)
- 7 [En ligne] http://www.richardgregory.org/experiments/video/chaplin.htm [consulté le 22 juillet 20 (...)
10Processus très complexe, l’illusion met en jeu les réactions du cerveau face à un phénomène, en impliquant des mécanismes à la fois perceptifs et cognitifs. Ceux-ci sont particulièrement riches et variés, comme l’a souligné le neuropsychologue Richard Gregory qui en a proposé une classification – tout en reconnaissant les difficultés et limites d’une telle démarche6. La construction de l’illusion en art relève d’abord d’une maîtrise du fonctionnement de la perception et de la cognition humaines. Ainsi, les représentations faisant appel à des illusions induisent des formes diverses de consentement : celui par lequel nous acceptons ou refusons nos perceptions ; celui, plus largement, par lequel nous adhérons aux représentations, et qui s’apparente à une forme de pacte. Le rapport perception/cognition est d’autant plus complexe que, selon Richard Gregory, il n’est pas sans présenter une dimension conflictuelle. Avec l’exemple d’une vidéo montrant la rotation d’un masque de Charlie Chaplin7, Gregory explique que le cerveau refuse de voir le masque creux parce qu’il a l’habitude de traiter le nez humain comme un élément saillant : d’où une perception erronée de l’envers concave du masque comme étant proéminent. Maîtriser ce type d’illusion témoigne non seulement d’une connaissance des perceptions, mais de l’interprétation des perceptions par le cerveau. Or une telle maîtrise est nécessaire à de nombreux métiers des arts : magiciens, réalisateurs de trucs, décorateurs, accessoiristes...
11Au cinéma comme au théâtre, prendre en compte ces erreurs de lecture donne accès à des univers singuliers, qui déterminent le type de représentation et de réalisme proposé au spectateur. S’intéressant ici aux décors en matte painting – une des pratiques les plus anciennes et les plus constantes de l’histoire du cinéma à travers ses changements technologiques –, Réjane Hamus-Vallée analyse l’articulation de tous ces éléments. Au-delà de l’erreur de perception, « organisée » par les artistes, le matte painting ordonne le « tri » des informations visuelles par le spectateur, en recourant notamment à des « détails authentifiants ». Ici, le métier (de décorateur, de truqueur…) consiste à prévoir si les signaux seront acceptés tels quels (comme les détails du matte painting) ou s’ils seront réinterprétés par le cerveau (comme le nez de Chaplin dans l’exemple évoqué plus haut).
12Maîtriser l’illusion suppose en outre de savoir graduer sa perceptibilité. Le matte painting ne vise pas à déstabiliser la croyance du spectateur, même s’il permet de l’émerveiller par les espaces inattendus, improbables ou fantastiques qu’il permet de réaliser. Dans ce cas, l’illusion a vocation à rester discrète – mais moins cependant que dans des techniques auxquelles le cinéma a recours très fréquemment, comme le doublage et la postsynchronisation, où il s’agit cette fois de rendre l’illusion aussi imperceptible que possible. Inversement, il est des pratiques de création qui misent sur le double effet de trouble et de conscience du trouble de la perception : les jeux d’apparition de fantômes, les spectacles de magie, la science-fiction…
13Significativement, dans l’histoire des arts et des représentations, ces pratiques ont souvent été des « habillages » narratifs d’investigations théoriques ou d’expérimentation sur les illusions, et en particulier les illusions d’optique. Il en va ainsi dans la démarche de recherche-création de Judith Guez, dont le parcours révèle à la fois la forte construction d’un pacte cognitif avec le spectateur et le rôle que peuvent jouer l’habillage et la narrativité dans la mise en œuvre de l’illusion.
- 8 Nicholas J. Wade, Perception and Illusion. Historical Perspectives, New York, Springer, 2005. Ces (...)
14Si la technologie de chaque époque lui a permis de développer des illusions propres, il faut rester prudent face à une lecture téléologique qui attribuerait aux créations numériques la plus forte capacité d’illusion. Car le sentiment de la réalité et de l’illusion, loin d’être un absolu immuable, est comme toutes choses soumis à l’histoire. Il évolue. Rien de plus labile que ces impressions diffuses produites par les illusions de l’art, auxquelles si vite on s’habitue. L’archéologie des médias et, plus largement, l’histoire des techniques spectaculaires, disciplines aujourd’hui en pleine maturité, nous incitent à reconsidérer l’évolution des arts et à travers elle les métamorphoses de nos imaginaires. Les modalités de l’illusion se sont réinventées au fil de l’histoire des techniques, chaque impression de nouveauté, d’inouï, d’illusion, étant écrasée par des dispositifs plus « performants ». Pourtant, notre appréhension des illusions du passé doit nous conduire à imaginer la fraîcheur des sensations provoquées par chaque technique au moment de son apparition. Retraçant siècle par siècle une histoire de la perception et des illusions, Nicholas Wade interroge le fait même que la perception ait été conçue parfois comme une constante dans le temps. Il invite à ne pas oublier que la structure fondamentale que constitue la perception a été comprise très différemment au fil de l’histoire des sciences. Ainsi, il décrit l’approche scientifique de la perception au xixe siècle comme marquée dans ses grandes lignes par la « fragmentation des sens » (décomposition du fonctionnement de la perception, invention d’outils de mesure toujours plus performants), alors que cette approche de la perception sera placée au siècle suivant sous le signe d’une « multiplication de l’illusion »8.
- 9 Nicholas J. Wade, Perception and Illusion. Historical Perspectives, New York, Springer, 2005, p. 1 (...)
15En sciences comme en arts, la deuxième moitié du xixe siècle fut certainement l’ère des illusions. Faut-il s’étonner si la fascination pour les illusions a été l’un des facteurs du développement de la psychologie expérimentale en tant que discipline indépendante ? Si la découverte et le développement d’illusions d’optique ont marqué un moment privilégié du dialogue entre la science et la magie9 ? Si le cinéma a émergé sur ce terreau fertile, au carrefour de plusieurs aspirations technologiques, esthétiques, culturelles ?
16Le cinéma des premiers temps est un bon poste d’observation de l’illusion. Dès sa naissance, le septième art mit en jeu une double forme d’illusion : d’une part comme média misant sur l’illusion du mouvement déclenché par l’effet stroboscopique et la fusion du scintillement qui fait percevoir le mouvement et sa continuité à partir d’une succession d’images fixes ; et d’autre part comme art de la représentation jouant sur des figures illusionnistes, dont Méliès fut évidemment l’un des plus éminents spécialistes. Dominique Willoughby revisite ici l’histoire du cinéma expérimental à partir d’une réflexion sur la double illusion du cinéma, l’illusion perceptive du mouvement apparent et l’illusion mimétique conduisant au réalisme cinématographique, désignant deux temps successifs : « l’illusion de la vue » et « l’illusion de la vie ». Il montre comment certains films expérimentaux ont, en quelque sorte, résisté à la banalisation cinématographique d’un mouvement conçu comme imitation en proposant l’expérimentation d’un mouvement inventé. Et l’on comprend comment le cinéma, au-delà de la période des premiers temps, a su créer des illusions spécifiques à des fins expressives.
17Mais les jeux et l’expérimentation formels ne sont pas la seule finalité des pratiques illusionnistes. Sinon, pourquoi auraient-ils déchaîné tant de passions ? D’une façon symptomatique, la force de l’effet d’illusion a souvent valu aux représentations qui en usaient la défiance des censeurs, de la critique et de l’historiographie : réprobation morale devant le caractère prométhéen du geste artistique, crainte de l’influence des représentations sur les spectateurs manquant de distance critique, dénonciation des simulacres, suspicion de récupération, effroi devant les hybridations générées, etc. De tels reproches se sont exprimés de manière d’autant plus virulente que les représentations concernées s’inscrivaient dans la culture du spectacle ou de l’attraction, frappant certains genres plus particulièrement (opéra, théâtre à grand spectacle, magie…). D’autres caractéristiques, sans doute, accompagnent les processus illusionnistes, dont les usages ne sauraient se limiter à des jeux esthétiques curieux ou anodins.
- 10 Cf. Isabelle Moindrot (dir.), Le Spectaculaire dans les arts de la scène du Romantisme à la Belle (...)
18La prétendue incapacité pour le spectateur à départager réalité et illusion a en effet servi d’argument politique récurrent de l’histoire des arts et des médiations. À l’hétérogénéité produite par l’illusion viendrait s’adjoindre une inquiétante dépossession du sujet, spolié en quelque sorte de sa propre capacité de compréhension et de maîtrise des émotions10.
- 11 Aurélie Ledoux, L’Ombre d’un doute : le cinéma américain et ses trompe-l’œil, Rennes, Presses Univ (...)
- 12 Aurélie Ledoux, « Vidéos en ligne : la preuve par l’image ? L’exemple des théories conspirationnis (...)
19Le cinéma américain des années 1990 a largement exploité ce dernier thème, en revendiquant parfois l’influence de la pensée de Baudrillard. Certains films de David Lynch, Fight Club par exemple, ou l’archétype que constitue The Matrix ont été décrits par Aurélie Ledoux comme des films en trompe-l’œil marquant le retour d’une posture sceptique11. Son examen minutieux des films se fonde sur l’opposition de deux tendances de la philosophie sceptique : celle qui postule une distinction ontologique radicale entre réalité et illusion ; et celle qui repose plutôt sur un doute fondamental ne défendant pas la stabilité de la « réalité ». Aurélie Ledoux montre que le premier modèle, en fait majoritairement représenté dans les films à « twist », suppose que les apparences dissimulent une réalité violente et un exercice arbitraire du pouvoir sur les individus, ce qui s’inscrit dans une idéologie de défense de la réalité par la mise au jour de l’illusion dans une vision assez manichéenne. Ce type de films promeut selon l’auteur une idéologie complotiste qui trouvera des échos après le 11-Septembre chez les auteurs de vidéos en ligne niant les attentats à partir d’une remise en cause de la valeur de preuve des images12. La deuxième tendance, représentée par des films comme Barton Fink, fait apparaître l’instabilité de la notion même de réalité. Elle résiste à tout système binaire de conception du monde, et affranchit l’illusion d’une fonction explicative définitive.
20Cette dernière tendance au cinéma fait écho à la « méfiance » évoquée par Éliane Beaufils dans des spectacles de performance, ou à la « paranoïa » revendiquée par Pierre Bayard qui invite à (re)lire les textes de la littérature en postulant qu’ils pourraient ne pas dire la vérité, y compris sur eux-mêmes. Aux antipodes des théories complotistes, ces points de vue soulignent les vertus tout à la fois critiques et apaisantes de l’illusion, qui permet de penser et donc d’accueillir le monde réel. Éliane Beaufils dévoile ainsi comment les jeux d’illusion complexes du collectif Gob Squad se développent en révélant l’impossible immédiateté/authenticité de la performance, tout en jouant sur « l’immédiateté, l’authenticité, la recherche risquée et sincère à partir de la mise en jeu de soi hic et nunc ».
- 13 Wendy Bellion, Citizen Spectator : Art, Illusion, and Visual Perception in Early National America, (...)
- 14 « A laboratory for looking », Wendy Bellion, Citizen Spectator : Art, Illusion, and Visual Percept (...)
- 15 « Participatory experiences of looking », Wendy Bellion, Citizen Spectator : Art, Illusion, and Vi (...)
21Quand elle n’est pas au service d’une thèse en particulier, mais vise à développer des capacités critiques, l’illusion peut donc servir à démonter d’autres manipulations, plus dangereuses car moins visibles ou moins ostentatoires. C’est ce qu’a suggéré par exemple Wendy Bellion dans une étude qui relie la figure du trompe-l’œil en peinture à l’émergence de la citoyenneté en Amérique13. Ce courant pictural se manifeste notamment à Philadelphie, ville des Lumières et de naissance de la démocratie américaine, et véritable « laboratoire du regard14 », selon l’auteur, qui rattache ainsi la culture visuelle de l’époque au principe d’encouragement des citoyens au discernement et à une « expérience participative du regard15 ».
22Dans une tout autre perspective historique, l’interprétation que Caroline Renouard propose de L’Anglaise et le Duc de Rohmer peut lui être comparée. Si le film de Rohmer n’est pas un trompe-l’œil stricto sensu (il produit plutôt des effets de réel non vraisemblables), l’étude de la construction technique de l’image « composite » et de ses multiples strates aide à comprendre le procédé critique mis en œuvre par le réalisateur à travers l’illusion. Rohmer recourt d’une part à un effet de tableau, en s’inspirant du style pictural de l’époque révolutionnaire et en créant par là une forme de distanciation, et d’autre part à une illusion de profondeur, en incrustant les deux images filmiques à la perspective identique, celle des personnages sur celle du décor peint – de sorte que les personnages semblent entrer et sortir du tableau dans le film. Le réalisateur invite ainsi à la perception d’un espace chimérique à « double fond ».
23On le voit, la diversité et la richesse des réalités auxquelles donnent accès les constructions illusionnistes interdisent de confondre celles-ci avec de simples effets de manipulation. Même si l’illusion peut être utilisée à cette fin, elle n’est pas en soi une forme propagandiste.
- 16 Erkki Huhtamo, Illusions in Motion. Media Archeology of the Moving Panorama and Related Spectacles (...)
- 17 Erkki Huhtamo, Illusions in Motion. Media Archeology of the Moving Panorama and Related Spectacles (...)
- 18 Erkki Huhtamo, Illusions in Motion. Media Archeology of the Moving Panorama and Related Spectacles (...)
24C’est ce qu’explique notamment Erkki Huhtamo. Retraçant l’histoire de certaines technologies de projection d’images et décrivant la variété des effets provoqués par les dispositifs illusionnistes dans l’effervescence des inventions du xixe siècle16, il souligne combien de telles recherches ont été déterminantes pour l’archéologie des médias mais aussi pour la compréhension du phénomène des « nouveaux médias ». Prenant pour exemple la technologie des panoramas animés, utilisés dans la deuxième moitié du xixe siècle pour représenter des événements contemporains, il a mis en évidence des cas d’association de cette technologie avec le théâtre satirique : des formes nouvelles apparaissent alors empêchant le spectateur de jouir totalement du spectacle illusionniste17. Au-delà de cet exemple précis, l’analyse suggère que si la modernité des technologies inscrit de fait la représentation dans le contemporain, toujours attrayant, fascinant et désirable, la présence d’un dispositif technologique conduisant à un degré de réalisme inédit se révèle particulièrement adapté pour raconter une réalité contemporaine éminemment complexe18, et donc pour servir aussi à des usages critiques.
25Un peu plus d’un siècle plus tard, le monde contemporain est toujours sujet aux fascinations technophiles et aux aspirations illusionnistes, et reste en quête de représentations de ses complexités sociales et culturelles. Martial Poirson aborde ici l’un des objets les plus emblématiques de cet état de fait, l’un des plus rarement étudiés comme tels cependant, l’économie. Source de frictions idéologiques puissantes, l’économie non seulement sous-tend le système de production des biens, et notamment des biens culturels, mais elle se prête aujourd’hui à d’autres formes d’illusion, en devenant sujet muséal, objet de médiation et source de fiction et de création. Prenant au pied de la lettre la question de la « valeur », il décrit quelques postures et stratégies contemporaines de « valorisation » de l’art, plus ou moins impertinentes et critiques, dont l’effet est peut-être d’interroger notre appréhension de la réalité et de ses illusions.
26De fait, à chaque étape de l’histoire, les technologies de l’illusion, de la simulation et de l’immersion mises au service des spectacles ont été des formes privilégiées de représentation de la conscience de soi d’une société. Plutôt qu’à la remettre en cause radicalement, voire à la renverser, les dispositifs illusionnistes possèdent surtout la capacité à interroger la réalité, comme dans le Miroir de Sophie Daste, Karleen Groupierre et Adrien Mazaud. Ce n’est pas le moindre des paradoxes des techniques illusionnistes, que d’autoriser de tels effets.
27Loin de former système sur un mode binaire (vrai/faux ; réel/virtuel ; caché/montré…), les deux polarités de la réalité et de l’illusion constituent plutôt des repères dans un continuum où elles s’hybrident selon des proportions ou des modalités variables, engendrant d’infinies possibilités. C’est ainsi que « l’ère des illusions » ouvre sur une nouvelle appréhension du monde, et laisse envisager ce qu’on pourrait nommer « l’ère du multiple ». Comme l’affirme Pierre Bayard : « L’illusion principale […] est peut-être celle de notre unicité ». Car pas plus que l’illusion, la réalité elle-même ne saurait être appréhendée de manière unique.
28De manière tout à fait signifiante pour notre réflexion, Nicholas Wade a rappelé que l’illusion a souvent été pensée dès lors qu’un consensus existait sur la définition de la réalité et de ses caractéristiques physiques :
- 19 Nicholas J. Wade, Perception and Illusion. Historical Perspectives, New York, Springer, 2005, p. 2 (...)
La définition moderne des illusions concerne les différences entre la perception des formes et leurs caractéristiques matérielles. Il n’y avait pas un tel consensus sur l’existence d’une réalité extérieure dans l’Antiquité. Dès lors, la réflexion sur les illusions se concentrait sur les cas faisant intervenir un changement dans la perception19.
29L’état du savoir contribue ainsi à définir celui des illusions. Wade souligne qu’une évolution importante de l’histoire, consacrant l’avènement de la période moderne, a consisté à assigner des catégories et un postulat de stabilité aux choses. Peut-être l’ère du numérique, avec l’apparition de ces multiples mondes virtuels vicariants et en métamorphose, contribue-t-elle à la réintroduction d’une relativité du point de vue, longtemps associée à la période antique ?
- 20 André Loiselle et Jeremy Baron, Stages of Reality. Theatricality in Cinema, Toronto, University of (...)
- 21 André Loiselle et Jeremy Baron, Stages of Reality. Theatricality in Cinema, Toronto, University of (...)
- 22 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 69-70.
- 23 Oliver Grau, Virtual Art. From Illusion To Immersion, Cambridge/Londres, MIT Press, 2003. Le chapi (...)
30L’illusion est en tout cas une dynamique d’ouverture du réel qui renvoie à l’idée de mondes possibles et à la considération de la réalité non pas comme une et entière, mais comme possédant des degrés divers. Un ouvrage récent sur les effets de théâtralité au cinéma – phénomène souvent perçu aussi en termes illusionnistes – porte le titre évocateur de Stages of Reality20. Les auteurs entendent examiner les « scènes de la réalité » avec lesquelles le cinéma joue par des emprunts au théâtre. Mais on pourrait y mettre aussi le sens d’« étapes de la réalité », pour rendre compte de l’aspiration qu’a le cinéma à travers la théâtralité à explorer tous les possibles. Le projet du livre est bien de réfléchir à la supposée transparence du cinéma comme représentation réaliste (« to dispute the “reality” of films and their characters21 ») et de montrer comment le théâtre est un recours pour remettre en cause cette illusion. Mais on pourrait prolonger ces propositions en soulignant que ce sont bien des strates différentes que le théâtre produit dans le film, plus qu’un système binaire qui opposerait le faux au vrai. Le cinéma n’est alors plus enregistrement, mais trace, « réplique » (comme pour un séisme), ou « circuit » d’images22, que la présence d’un autre média fait apparaître, renvoyant dos à dos réalité et illusion. L’hybridation entre les techniques et les médias est précisément aussi pour Oliver Grau l’un des éléments qui ont contribué à complexifier la réflexion sur l’illusion et à préparer les pratiques immersives dans la réalité virtuelle23.
- 24 Alain Berthoz, La Vicariance. Le cerveau créateur de mondes, Paris, Odile Jacob, 2013.
- 25 « Processus par lesquels nous pouvons faire la même chose avec des mécanismes ou des solutions ou (...)
31Dans ce numéro, Pierre Bayard comme Alain Berthoz mettent le réel au pluriel et montrent la richesse de ce qui peut se substituer à une approche unique des phénomènes. L’hypothèse créative de la pluralité psychique est proposée par la psychanalyse mais aussi, de façon très différente, dans les recherches en neurosciences. Nous sommes deux, dit Alain Berthoz en évoquant notre double interne, le « Doppelgänger » ; cette même hypothèse est reliée par Pierre Bayard à celle de la pluralité de mondes parallèles dans lesquels vivent « les ombres de nos personnalités » multiples. La pluralité des mondes n’est pas qu’une extrapolation littéraire ayant donné naissance à des œuvres magnifiques depuis l’Antiquité. Elle est une hypothèse de physiciens (comme dans les théories des multivers) et même de biologistes (comme dans ce concept de « Umwelt », environnement propre à chaque espèce d’où émerge une réalité du monde qui l’entoure, spécifique et différente, avec laquelle cette espèce interagit selon les capacités dont l’évolution l’a dotée). La thèse d’Alain Berthoz, développée dans son essai sur la vicariance24, est que « l’originalité de l’homme est justement de pouvoir sortir de ce déterminisme, qui l’enferme dans un réel lié à ses besoins et ses outils sensoriels, grâce à la capacité remarquable de son cerveau de mettre en œuvre les processus vicariants25 dont il dispose pour échapper au réel ou à son réel ». Pour lui, c’est « ce jeu entre la flexibilité fonctionnelle que donne la vicariance et le désir et la capacité qu’a notre cerveau de réorganiser ces synergies différemment […] qui est la charnière du rapport réalité-illusion ». L’apparition de nombreux mondes virtuels, interactifs, hybridés au réel, et dans lesquels nous pouvons nous immerger et agir comme si nous y étions par l’intermédiaire d’avatars, nos doubles vicariants, en sont le témoignage.
- 26 Erkki Huhtamo, Illusions in Motion. Media Archeology of the Moving Panorama and Related Spectacles (...)
- 27 Nécessite l’installation sur Mac du module d’extension (plugin) Adobe Shockwave Player et sur PC l (...)
32Dans de multiples situations donc, l’illusion possède la valeur performative de « solution » et peut ouvrir à une compréhension apaisée du monde réel. Erkki Huhtamo a montré à quel point le voyage était un sujet central des dispositifs illusionnistes du xixe siècle26, qu’il s’agisse de voyages vers l’extérieur et de tours du monde, ou de voyages internes (par exemple l’expérience des frontières qui découpent le territoire américain). Dans tous ces exemples, l’illusion était aussi une expérience de l’altérité. C’est ce qu’a proposé le parcours jubilatoire du Tunnel sous l’Atlantique de Maurice Benayoun, décliné depuis en d’autres Tunnels Around the World. La dimension ludique de l’interaction est vite dépassée pour se transformer en processus mémoriel et cheminement dans le temps, par lequel il est permis de rejouer le dialogue culturel historique franco-québécois. Si l’interactivité est dans certains cas une pure illusion, un artifice, un truc – voir par exemple le rabot-poète de Philippe Bootz27, qui joue sur la vanité des interactions perpétrées par le geste de « rabotage » sur une surface virtuelle –, le renouveau des expériences sensorielles apporté par les dispositifs contemporains peut fabriquer un spectateur/citoyen/amateur/joueur/lecteur… pleinement conscient et actif.
33Afin de pouvoir envisager sereinement les réalités multiples de l’illusion, sans doute le lecteur devra-t-il se familiariser avec les fonctionnements encore mystérieux du cerveau humain, mais aussi avec les œuvres, protocoles, fictions théoriques et dispositifs parfois déroutants des arts de notre époque. C’est à cette belle aventure que le convie la deuxième livraison de la revue Hybrid.