Navigation – Plan du site
Recensions

Recension 1

Catherine Grenier, La Manipulation des images dans l’art contemporain, Paris, Éditions du Regard, 2014
Olivier Goetz
Référence(s) :

Paris, Éditions du Regard

Traduction(s) :
Review 1

Texte intégral

1Après La Revanche des émotions, en 2008, et La Fin des musées, en 2013, Catherine Grenier publie, en 2014, un essai intitulé La Manipulation des images dans l’art contemporain. Conservatrice, historienne de l’art, commissaire de nombreuses et prestigieuses expositions, l’auteur de ce livre au format raisonnable (192 p.) place son expertise au service d’une double ambition : fournir un état des lieux de l’art vraiment contemporain (des années 1990 à maintenant) et dégager la spécificité et la cohérence d’une période artistique que caractérise son étonnant éclectisme. La connaissance intime d’un vaste corpus (on regrette l’absence d’un index) permet la reconnaissance d’un facteur commun qui se présente d’emblée comme le retour d’un refoulé, à savoir un intérêt partagé pour l’image. Disqualifiée dans l’art conceptuel, l’image prolifère sans complexe dans le nouveau paysage artistique. Ce constat sans appel rejette ainsi, dans leur obsolescence, les thèses de Michael Fried qui, dans les années 1960, tenait la théâtralité pour antinomique avec l’œuvre d’art plastique. Bannie de l’art contemporain au nom de la vérité (de matière ou de forme) et de l’authenticité (de l’événement, du performatif), la fiction portée par l’image ressurgit en plein jour et, dorénavant, « jouer n’est plus tricher ». Après l’iconoclasme des années 1970, l’image sous toutes ses formes retrouve un statut dont l’auteur remarque avec finesse que sa puissance n’est plus fondée sur une quelconque prétention à renvoyer au réel ou à la vérité mais, bien plutôt, sur sa vulnérabilité et sa fragilité mêmes. Les artistes des dernières décennies ne méconnaissent nullement la prolifération fumeuse des images liée à l’essor de la publicité, de la communication et des technologies dans les sociétés modernes. Pour autant, dès les années 1980, ils ont entrepris d’investir le domaine de l’image de la même façon que leurs prédécesseurs avaient investi le domaine du langage. C’est en pleine connaissance de cause que les images artistiques sont alors fabriquées par ceux-là mêmes – ou par leurs héritiers – qui, au nom du modernisme, les rejetaient il y a quelques années. Ce n’est pas en imposant une esthétique propre que l’image artistique se distingue désormais du flux commercial, social, politique, des autres images mais en s’immisçant subrepticement entre les formes et la réalité et en jouant de l’ambiguïté et de la valeur allusive d’images au statut incertain, au rôle contesté, à la potentialité surexploitée. Témoignage d’une position nostalgique, sinon tout à fait romantique, et, pourtant, désabusée, cette résistance de l’image caractérise la situation de l’art actuel. Cependant, l’encombrement du monde visuel amène les artistes à manipuler les images, plutôt qu’à en créer de toutes pièces, selon des stratégies de production, d’ailleurs non exclusives les unes des autres, dont le paradigme suggère à Catherine Grenier la structure,  en cinq parties, de son essai :

21) Le « remake » est, de manière emblématique, le premier mode de production mis en évidence. L’art vidéo se prête particulièrement bien à son exercice (avec des artistes comme Douglas Gordon, Stan Douglas, Pierre Huyghe ou Mark Lewis). La culture populaire et, en particulier, cinématographique devient un terrain d’investigation où les plus téméraires n’hésitent pas à s’aventurer de plain-pied (Steve McQueen se mue ainsi en réalisateur). Le remake emprunte à l’image sa puissance iconique et rend justice aux « images cultes » que rejetaient avec mépris les artistes conceptuels.

32) « Re-enactment et restaging ». Difficilement traduisibles en français, ces deux mots sont aujourd’hui à la mode. Ils servent à désigner la (re)mise en scène ou la reconstitution d’événements historiques et/ou artistiques qui n’ont pas ou que peu laissé de traces visuelles et dont se saisissent complaisamment des artistes qui n’hésitent pas à transgresser le tabou du « refaire », prenant à contre-pied la sacralisation de l’événement unique, de la performance comme expérience sans objet et sans valeur commerciale. S’agissant souvent de productions en costumes, l’art flirte ouvertement avec la docufiction télévisuelle aussi bien qu’avec le spectacle d’amateurs. L’intérêt de la performance artistique se mesure en termes d’efficacité ; elle réside, en grande partie, dans sa dimension empathique.

43) « Vrais et faux témoignages ». Ce goût de la reconstitution et du documentaire interroge les notions de faux et de vrai mais sans en dramatiser les enjeux (la question du « révisionnisme » est à peine effleurée). La consommation vorace des archives donne naissance à une esthétique où le statut des documents mobilisés, authentiques ou non, reste volontairement indécis. Tous les champs historiques, sociaux et artistiques sont potentiellement (re)visitables, car tout événement du passé est susceptible d’être transformé en un nouvel événement.

54) « Théâtralisation de l’image ». L’art d’aujourd’hui assume la dimension spectaculaire de sa production, au point de récupérer l’ensemble du dispositif théâtral, non seulement dans des installations qui ressemblent à des décors mais dans toutes ses formes d’images pénétrables (au moins par l’imagination) et conçues comme des dispositifs à activer afin de produire de la fiction. Paul McCarthy et Mike Kelley construisent des espaces où le visiteur s’aventure, tel le visiteur d’un parc d’attraction. Des spectres hantent les images de Yan Pei-Ming, Peter Doig, Marlene Dumas, Andro Wekua… Tandis que, chez Maurizio Cattelan, Ron Mueck, Charles Ray ou Annette Messager…, les fantômes se précipitent, sous forme d’effigies, de marionnettes et de mannequins. Si des mises en scène interactives semblent orienter l’art contemporain dans des directions opposées (l’occultisme, d’un côté, de l’autre, le carnaval), elles gardent en commun le fait d’évoquer l’apparition/disparition des corps et des objets et de faire exister des situations plus ou moins fictives, dans un espace concret, selon des modalités agissantes qui fascinent le spectateur.

65) Intitulé « Mythologisation de l’image », le cinquième chapitre tient lieu de conclusion. Il montre que l’image qui caractérise la production contemporaine de l’art est toujours « en genèse ». D’autant plus « hantée » qu’elle est rudimentaire, l’image constitue une promesse fictive. De nombreux artistes se (re)tournent, aujourd’hui, vers des formes d’art minimal, rejouant les codes de l’arte povera, par exemple. Toutefois, les images de ces néominimalistes n’ont ni le statut ni la prétention de celles de leurs prédécesseurs, comme en témoignent leurs titres poétiques, visant à les enchanter et à leur faire dire toujours plus qu’elles ne montrent. Symptomatiques de cette tendance mythologisante et mystifiante, des artistes qui revisitent, aujourd’hui, la période postromantique (nabi, symbolisme) comme Peter Doig et Steven Shearer ou ceux qui, issus de pays qui n’ont pas connu la révolution moderniste (la Chine, notamment), « cannibalisent » aussi bien leur propre culture (réalisme socialiste et formes traditionnelles) que les standards occidentaux.

7Dans le contexte actuel, le livre de Catherine Grenier apparaît particulièrement précieux pour qui s’intéresse, sans préjugés idéologiques, à la dimension spectaculaire du phénomène artistique contemporain. Définis dans leur rapport étroit à l’image, les arts plastiques flirtent aujourd’hui avec des modèles théâtral et cinématographique, sans qu’il soit possible de prévoir ce qu’il adviendra dans l’avenir de cette nouvelle tendance. La place privilégiée des images dans la production actuelle dessine les contours d’une période inscrite dans ce qui s’appelle, encore et toujours, au xxie siècle : « l’art contemporain ». On ne saurait reprocher à l’ouvrage sa prétention totalisante (avec des formules comme « ce que toutes les œuvres que nous avons évoquées nous montrent… »). Faire l’histoire du présent comporte un risque d’aveuglement et de passer à côté de ce que Deleuze appelait des « lignes de fuite ». La cohérence globale que l’ouvrage parvient à dégager reste celle d’un moment de l’art contemporain, elle introduit de la complexité dans un domaine in- ou mal défini. La démonstration est rendue crédible par la mobilisation, toujours à bon escient, d’une connaissance étendue à l’échelle internationale, les phénomènes décrits coïncidant avec l’explosion de la mondialisation artistique. Le livre soulève toutefois une difficulté, qui tient au très grand nombre d’artistes cités dont le lecteur ordinaire n’a, peut-être, jamais entendu parler. Paradoxal dans un essai qui tend à faire reconnaître la prépondérance des images, l’usage restreint de l’illustration (quelques dizaines, de taille réduite) ne permet pas de prendre la mesure des études de cas proposées en exemples. Il ne s’agit évidemment pas d’en adresser le reproche à l’auteur mais seul un recours intensif aux moteurs de recherche d’internet, faisant du lecteur lui-même un manipulateur d’images, fournira le complément indispensable à l’appréciation du vaste panorama dressé par Catherine Grenier.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Goetz, « Recension 1 », Hybrid [En ligne], 02 | 2015, mis en ligne le 23 octobre 2015, consulté le 02 juin 2023. URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=440

Haut de page