1Plusieurs raisons rapprochent d’instinct l’éphémère de l’ombre, l’éphémère étant, étymologiquement, ce qui ne dure qu’un jour et, par extension, ce qui a un temps court. L’ombre projetée est une zone sombre causée par l’interception de la lumière par un corps opaque et projetée sur une surface – sol, mur, écran. Elle est à la fois un matériau immatériel, insaisissable, mais surtout un matériau éphémère, fuyant, mobile, fugitif, « qui ne dure qu’un jour », voire moins puisqu’elle disparaît et se transforme au cours de la journée. De plus, l’ombre joue un rôle crucial dans le fonctionnement du cadran solaire, un des premiers instruments ayant permis de déterminer l’heure du jour, et donc de signaler le passage du temps.
- 1 Fatma Abdallah Al-Ouhîbî, L’Ombre. Ses mythes et ses portées épistémologiques et créatrices, Paris (...)
- 2 Max Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Seuil, 2005, p. 21.
2Par ailleurs, « la présence du thème de l’ombre est manifeste aussi bien en Occident qu’en Orient, aussi bien chez les anciens que chez les modernes1 » et, comme le précise Max Milner, « le rapport entre l’ombre projetée par l’être humain et une partie de lui-même destinée à le suivre (leur séparation se confondant ainsi avec le moment de la mort) est un thème qui n’a pas cessé d’alimenter l’imaginaire des peuples, dans les civilisations les plus diverses et à des siècles de distance2 ». Pouvoir parler d’un thème universel et anachronique est fondamental dans une réflexion qui interroge le temps.
3L’ombre est une image plastique, mais aussi symbolique, compte tenu du mystère qu’elle transporte et de la richesse métaphorique dont elle est le symbole plurivoque : elle évoque notamment l’âme, le fantôme, le double et la mort. Paradoxalement, ces termes caractérisent davantage une certaine forme d’éternité, bien que toujours volatile, impalpable. Symbole de mort, elle est aussi preuve de vie, comme l’attestent plusieurs récits de différentes époques. Ainsi, La Divine Comédie, qui a marqué les débuts de la Renaissance, raconte la découverte par Dante du Purgatoire et de ses ombres. Confronté à des ombres qui sont des morts, il découvre, en leur présence, son ombre portée, seul corps à en projeter une, seul corps en vie. La littérature romantique confirmera plus tard la part de l’ombre dans l’image du corps vivant. Ainsi, dans le conte de Chamisso, L’Étrange histoire de Peter Schlemihl, ce dernier vend naïvement son ombre au diable, faisant de lui un paria de la société, exclu, rejeté pour sa différence, son « infirmité ». Alors que nous prêtons d’ordinaire peu d’attention aux ombres, ces deux histoires insistent sur son rôle fondamental dans la constitution d’une identité, et celui-ci n’est pas spécifique à la pensée et aux croyances occidentales.
- 3 Max Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Seuil, 2005, p. 23.
4Par ailleurs, et notamment dans les religions qui croient en une existence après la mort, beaucoup pensent que l’ombre constitue la part de l’homme qui lui survit3. À la fois éphémères et en mouvement constant, les ombres sont aussi éternelles, survivantes.
5Les différents paradoxes de l’ombre nous invitent à y réfléchir lorsque celle-ci devient matière – plastique et théorique – dans l’art. Il s’agira ainsi de s’immiscer dans le vaste champ de la sculpture pour interroger, à travers un corpus composé de sculptures d’ombres toutes réalisées ces vingt dernières années, le rôle de l’ombre dans la visibilité, la compréhension et la pérennisation des œuvres. Pérennisation accentuée ici par des ombres qui, sculptées, deviennent fixées, figées.
- 4 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, vol. XXXV, Paris, Gallimard, 1999, p. 363.
6Si les artistes mentionnent rarement les ombres, que ce soit dans le titre de l’œuvre ou sur la liste des matériaux inscrits sur les cartels, l’ombre a toujours fait partie du vocabulaire artistique et plastique. Depuis ses origines, elle tient une place à part dans la pratique et la théorie de l’art. En effet, selon le compilateur Pline l’Ancien, la représentation occidentaletirerait son origine de l’ombre. Dans le XXXVe volume de son Histoire naturelle consacré à l’art de son époque, il raconte le mythe de la naissance de l’art. Butadès de Sicyone, potier de Corinthe, et sa fille furent, selon l’auteur, parmi les premiers portraitistes. La jeune fille, « amoureuse d’un jeune homme qui partait pour un lointain voyage, entoura de lignes l’ombre de son visage projeté sur un mur par la lumière d’une lampe ; son père y appliqua de l’argile et en fit un modèle qu’il mit au feu avec ses autres poteries4 ». Depuis ses origines, l’image consisterait donc à rendre présent l’absent qui disparaît, la création d’une image se trouvant par là même très intimement liée à l’amour et à la mort, à ce couple étrange formé par Éros et Thanatos, aux deux plus grands mystères de l’histoire de l’humanité.
fig. 1
Alain Fleischer, L’Homme dans les draps 4, extrait, 2003. Vidéo en noir et blanc, 12 min.
© Alain Fleischer/ADAGP, Paris, 2014.
7L’homme dans les draps d’Alain Fleischer (fig. 1) évoque, d’une certaine manière, ce mythe. En sculptant invisiblement des draps, apparaissent dans le lit des profils d’hommes éphémères, en ombre, alors qu’aucun homme n’y est (plus) présent. La matière prend vie et, pourtant, une présence doublement fantomatique habite l’image, suggéréepar les draps blancs, vides, ne recouvrant aucun corps et par l’ombre, synonyme de fantôme, de double. Fantôme de l’amant du matin qui a quitté le lit ? Pour la journée ? Pour toujours ? Celui de l’être absent dont on rêve la nuit durant ? En captant et donnant forme aux plis des draps laissés par les corps, ces petits riens du quotidien, en jouant de l’apparition/disparition des hommes, Alain Fleischer plonge le spectateur dans une chambre où se mêlent le rêve, le repos, la luxure, mais aussi les souvenirs, un instant, la vie ; l’absence, la perte et l’amour.
8Passages, corps, traces, disparition, présence… telles sont les caractéristiques récurrentes des sculptures d’ombres qui saisissent un instant, un événement et en gardent, dans leur fixité, le souvenir, la mémoire. Des sculptures d’ombres qui se situent entre l’éphémère et le monument, entre la présence d’un corps et son inéluctable disparition. Il paraît donc intéressant, pour traiter de la conservation de l’éphémère, de mener une étude sur l’ombre, image dialectique par excellence, pour le lien qu’elle entretient, tant formellement que conceptuellement, entre éphémérité et éternité.
- 5 Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Paris, Seuil, [1984] 2013, (...)
9C’est précisément en rapport avec le monument qu’il est intéressant de se pencher sur l’ombre et l’éphémère, dont ils sont a priori aux antipodes. En effet, selon la définition du Petit Robert, ce dernier est « un ouvrage d’architecture, une sculpture, destiné à perpétuer le souvenir de quelqu’un, de quelque chose », appelé à durer, éternellement. Comme le précise Aloïs Riegl, il désigne une œuvre « édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou telle destinée5 ». Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, comme l’affirmait Robert Musil dans ses Œuvres pré-posthumes publiées pour la première fois en 1935, « le monument est invisible ». Alors même que le monument est monumental et qu’il orne le centre d’une majorité de nos places publiques, on ne le voit pas, et son contenu, ce qu’il est censé com/remémorer est par là même invisible et on ne peut plus inopérant.
- 6 Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 18.
- 7 Chris Marker et Alain Resnais, Les statues meurent aussi, France, 1953, 30 min.
- 8 Chris Marker et Alain Resnais, Les statues meurent aussi, France, 1953, 30 min.
10Résultat d’un monde saturé d’images, dans lequel il est devenu difficile de voir, et surtout de regarder les images, d’en prendre conscience et de les comprendre dans la durée ? Résultat d’un présent « hanté par les empires de l’éphémère propres à la culture de masse6 », du « tout-jetable » et de la vitesse, dans notre société du rendement, de l’efficacité à tout prix, du fast-food et des messageries instantanées, dans lequel on ne prend plus le temps de s’arrêter devant une œuvre ? Oui, les statues meurent aussiet, comme l’affirmaient Alain Resnais et Chris Marker dans leur film éponyme, « [un objet meurt] quand le regard vivant posé sur lui a disparu7 ». Dans un contexte certes différent, consistant à dénoncer le colonialisme, les auteurs ont voulu montrer à quel point les regards posés sur les œuvres – ici sur les sculptures africaines – et plus précisément les contextes dans lesquels les institutions les assujettissent, imposent un regard spécifique, les dénaturant incontestablement. « En même temps qu’il gagne ses titres de gloire, l’art nègre devient une langue morte8 », affirment-ils. « Pourquoi l’art nègre se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? », interrogent-ils. Cette question montre à quel point le contexte de visibilité d’une œuvre influe sur sa (non-)compréhension. Alors, comment conserver le monument aujourd’hui ? Comment le rendre visible, et surtout intelligible ? Comment faire pour qu’il ne devienne pas une « langue morte » ? Et surtout, comment conserver le moment (éphémère) du monument pour qu’il soit vivant, visible, éternellement, et ce avec à-propos ?
11Que le moment exprimé par les artistes soit personnel ou qu’il relève de l’histoire collective, c’est de la nécessité des œuvres d’actualiser la mémoire et le souvenir dans le présent et pour le futur, de rendre compte d’un passé vivant dont il sera question. Ainsi, sous le titre oxymorique « monuments de l’éphémère, sculptures d’ombre(s) », il s’agit, en liant monuments de l’éphémère et sculptures d’ombres, d’analyser les paradoxes des œuvres sélectionnées et d’observer la manière dont l’ombre permet de porter un nouveau regard sur l’œuvre.
12C’est encore à l’aide de l’analyse du couple grec du colossos et de l’eidolon, expliqué par Jean-Pierre Vernant dans les Mythes et pensées chez les grecs, qu’il est intéressant de comprendre les monuments d’ombres. Outre l’analogie lexicologique entre le colossos et le monument et le lien entre l’eidolon et l’ombre, le double, la psyché, l’âme, ce sont les liens formels et symboliques entre la statuaire grecque et l’ombre qui nous importent.
13D’un point de vue formel, les sculptures d’ombres, comme les colossos dans la pensée grecque sont, contrairement aux sculptures « classiques », décomposées. C’est en effet en deux parties qu’elles forment un tout cohérent, c’est-à-dire à partir d’un volume et d’une image – au sens anglais du terme. Cette dissolution de la sculpture en deux espaces joue indubitablement un rôle dans sa compréhension. Un rapport physique singulier aux œuvres est instauré, qui place le spectateur dans et « entre » la sculpture, pour mieux lui faire prendre position.
- 9 Jean-Pierre Vernant, Mythes et pensées chez les grecs. Études de psychologie historique, nouvelle (...)
14Par ailleurs, avec le colossos,explique Jean-Pierre Vernant, « les grecs ont pu traduire dans une forme visible certaines puissances de l’au-delà qui sont du domaine de l’invisible9 », à l’instar des artistes mentionnés ici qui traduisent et pérennisent, dans le domaine du visible, des phénomènes invisibles, tel l’éphémère, des émotions, des souvenirs. Le colossos, érigé pour fixer l’âme – donc pour fixer l’ombre – afin que celle-ci ne hante plus le monde des vivants, entretient avec les monuments d’ombres des liens étroits. Tous oscillent invariablement entre l’éternel et l’éphémère, entre le visible et l’invisible, entre la mort et la vie, entre le présent et le passé auquel il renvoie ; interdépendances qui conservent les monuments et leur mémoire, ad vitam aeternam.
fig. 2
Cornelia Parker, Cold Dark Matter : an Exploded View, 1991. Bois, métal, plastique, céramique, papier, textile et fils, 400 x 500 x 500 cm. Collection Tate, Londres.
© Tate, Londres, 2014.
15Cold Dark Matter : an Exploded View de Cornelia Parker (fig. 2) exemplifie cette dialectique. Réalisée avec le concours de l’armée britannique qui a brûlé, à la demande de l’artiste, une cabane de jardin, l’œuvre est constituée de ses débris carbonisés, conservés, réagencés et suspendus de manière éparse autour d’une ampoule. Les débris, ainsi illuminés, projettent leurs ombres au mur, créant un espace atypique dans lequel le spectateur est invité à entrer.
16Le titre Dark Matter qui désigne en astrophysique une catégorie de matière hypothétique autorise, en regard de l’œuvre, à voir l’image d’un big bang ou autre modèle cosmologique ou eschatologique. Mais l’intérêt particulier de cette œuvre pour notre propos est le fait que l’artiste ait décidé de figer l’explosion, l’événement, le temps, tout en lui donnant une ampleur supplémentaire, celle de l’espace, grâce aux ombres. Par ailleurs, le spectateur projette sa propre ombre sur les murs, se trouvant alors au cœur même de l’explosion, dans une proximité physique avec l’œuvre, avec l’espace et avec le temps (de la catastrophe, de l’événement). Cette sculpture d’ombres est l’exemple même du monument de l’éphémère tel que nous l’entendons, interrogeant à la fois l’événement, la mémoire, une certaine forme de fragilité de l’univers, et ce dans une œuvre où l’homme, bien qu’a priori absent, est au cœur, véritable acteur et décodeur.
17Tel devrait être le rôle des monuments qui parsèment nos villes. Leur présence devrait faire acte dans nos environnements quotidiens, pour nous rendre acteurs, ou au moins regardeurs actifs de nos espaces, de nos histoires. Ils devraient nous inviter à prendre conscience de l’œuvre et de son contenu. Or, comme le notait Robert Musil dans le texte cité précédemment :
- 10 Robert Musil, Œuvres pré-posthumes, Paris, Seuil, [1965] 2009, p. 79.
[P]aradoxalement, on ne les remarque pas. Rien au monde de plus invisible […]. [Les monuments] sont l’expression d’une pensée ou d’un sentiment vivant ; le but de la plupart des monuments ordinaires est bien de susciter plutôt une réflexion, de fixer l’attention ou de donner aux sentiments une couleur pieuse […] et ce but principal, les monuments le manquent… immanquablement10.
- 11 James Young, The Art of Memory : Holocaust Memorials and Meaning, New York, Prestel by Neues, 1994 (...)
18Et pourtant, comme l’a écrit Franz Kafka dans une lettre à Oskar Pollak du 27 janvier 1904, « nous avons besoin des livres et des monuments pour empêcher la mer de geler. Dans la mémoire gelée, le passé n’est rien d’autre que le passé. La temporalité inhérente des mémoriels, même s’ils parlent du passé, doit être le futur11 ». Mais comment, dans une œuvre pétrifiée, peut-on ne pas figer le temps de l’événement, et au contraire en conserver sa labilité, son éphémérité ? Comment l’émotion d’un événement éphémère peut-elle être conservée lorsque celui-ci est rendu inaltérable et éternel ?
fig. 3
Le Semeur d’étoiles, Kaunas, Lituanie.
Photo et invention : Morfai.
- 12 [En ligne] http://morfai.blogspot.fr/2008/09/seeder.html [consulté le 7 juin 2014]. (...)
19Anecdotique mais somme toute évocateur, un des monuments de Kaunas (Lituanie), représentant un semeur – image type des monuments publics invisibles dont sont parsemées nos villes – a acquis une visibilité nouvelle grâce à son ombre révélée par l’ajout d’étoiles sur le mur par un graffitiste. Connu par le biais d’internet12 sous le nom de « semeur d’étoiles » (fig. 3), il est désormais révélé et porteur d’un sens nouveau, empreint de poésie. L’ombre permettrait-elle de rendre le monument visible ?
fig. 4
Francis Alÿs, Zocalo, May 22, 1999, Mexico DF, 1999. Écran unique, projection DVD avec bande-son. Dimensions variables, 12 heures de projection, 4 éditions.
Image : http://www.davidzwirner.com, courtesy David Zwirner, New York/Londres.
20C’est ce que confirme Zocalo de Francis Alÿs (fig. 4), enregistrement au fil d’une journée de la progression de l’ombre d’un porte-drapeau se trouvant sur la place principale de Mexico, le Zocalo. Douze heures de vidéo montrent les déplacements de l’ombre et de la foule sur cette place historique de la révolution et des manifestations. Selon l’heure du jour – et donc la longueur de l’ombre –, les promeneurs arpentent la place ou s’y arrêtent, à l’ombre du porte-drapeau. Une file plus ou moins longue de citadins se constitue à l’abri de cette ombre protectrice, qui révèle le porte-drapeau, l’espace public tout entier que les habitants se sont appropriés. Moins symbolique que fonctionnel, le monument, révélé par l’ombre, rend compte de l’humain et de son inscription dans l’espace, de son passage, éphémère, dans l’environnement.
- 13 Communiqué de presse Le monument est invisible, exposition à La Galerie, Noisy-le-Sec, 2012.
21Il s’agit là d’un certain type de monument, œuvre architecturale et/ou sculpturale monumentale, située dans l’espace public. Mais « le monument se veut surtout être le véhicule d’un souvenir, le réceptacle d’une mémoire, personnelle ou collective, le vecteur d’un message à travers le temps13 ». Or, même si le monument est rendu visible – par l’ombre –, son message se vide au fil du temps. Figé, il évoque un passé, une histoire, qui ne demeure pas. Comment faire pour que l’histoire et la mémoire soient encore visibles ? Comment faire pour que le monument soit capable de donner lieu à une méditation sur le passé, tout en produisant une pensée actuelle et une narration sur l’avenir, c’est-à-dire qu’il soit toujours un monument de l’instant ?
- 14 Pierre Nora, « Le retour de l’événement », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’hi (...)
- 15 Raphaële Bertho, « Retour sur les lieux de l’événement : l’image “en creux” », Images Re-vues, n° (...)
22Dans Faire de l’histoire, t. 1 : Nouveaux problèmes, Pierre Nora insiste sur le fait que, « pour qu’il y ait un événement, il faut qu’il soit connu14 », mais aussi qu’il soit vu. « Tu n’as rien vu à Hiroshima », ne cesse de répéter la narratrice du film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour… C’est désormais, dans nos sociétés ultra-médiatisées, dans l’image qu’il prend corps. Or, si notre monde est saturé d’images bien visibles, celles-ci ne sont pas pour autant forcément vues, regardées. Il semblerait donc que ce soit dans sa disparition que l’image réapparaît, ou alors dans son évocation « en creux », à l’envers, dans une forme de présence latente15. Telle serait alors la nécessité formelle que devraient acquérir les images, et en particulier les monuments : se révéler, en creux, dans l’absence, à l’envers.
fig. 5
L’Échelle et l’ombre imprimées au moment de l’explosion de la bombe. Musée de la bombe atomique, Nagasaki.
© Collection Roger-Viollet (9058-1)
- 16 Pour plus d’informations, cf. Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008. (...)
- 17 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001, (...)
- 18 Alain Resnais, Hiroshima mon amour, scénario de Marguerite Duras, France/Japon, 1959, 86 min.
23L’allusion au film d’Alain Resnais n’est pas anodine. L’événement pour lequel on a créé le plus de monuments est la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, il existe entre l’ombre et Hiroshima un lien on ne peut plus intense. Lors de l’explosion de la bombe, en même temps que les corps des habitants ont brûlé et disparu, à cause de la chaleur, la lumière a imprimé sur les murs et au sol les silhouettes des hommes et des objets, créant des photographies acheiropoïètes instantanées, à échelle 116, devenues paradoxalement autant de traces pérennes de cet événement (fig. 5). Comme l’a dit Georges Didi-Huberman dans Génie du non-lieu, Hiroshima a créé la transposition en image la plus littérale de nos croyances : « Lorsqu’un être disparaît, il devient, dit-on, une ombre17. » Alors que les corps meurent, les ombres survivent. Il nous faut retenir un passage d’Hiroshima mon amour : « Comme toi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli, comme toi j’ai oublié… Comme toi j’ai désiré avoir l’inconsolable mémoire, une mémoire d’ombre, de pierre. […] Comme toi, j’ai oublié. Pourquoi nier l’évidente nécessité de la mémoire18 ? » Dans l’union entre pierre et ombre, et donc entre pérennité et éphémérité, la mémoire dure, le sentiment demeure intact, inconsolable. Rien d’étonnant donc, à ce que les artistes utilisent les ombres pour réaliser des monuments de l’éphémère, c’est-à-dire des monuments qui rendent lisible l’éphémère en évoquant, en creux, le passé, tout en le faisant survivre, jusqu’à aujourd’hui, pour demain.
24Plus récemment, les événements qui ont marqué l’histoire sont les attentats du 11 septembre. Médiatisation à outrance des mêmes images des tours en feu, sur le point de s’écrouler, qui marque le début d’une guerre menée contre le terrorisme, ces tours sont apparues comme un symbole au moment de leur disparition. Comment commémorer cet événement et rendre hommage aux disparus ? Quels monuments ériger ?
fig. 6
Tribute in Light, 11 septembre 2004. Deux faisceaux de lumière représentant les Twin Towers, New York. Mémorial au 11 septembre 2001.
Photo : Derek Jensen, Tysto.
fig. 7
9/11 Memorial, New York. Monument de commémoration du 11 septembre.
Photo : Norman B.
- 19 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Se (...)
25Deux expérimentations à New York en ont pris la mesure et ont cherché à lui rendre hommage en tentant de se démarquer du « voyeurisme » propre à l’image de presse. Ainsi, un monument immatériel, diaphane, invisible le jour et éphémère (Tribute in Light,2004, fig. 6) a été imaginé, rendant les tours présentes, mais de manière sporadique, à l’aide de deux rayons lumineux projetés verticalement vers le ciel, afin de conserver cette double temporalité et la dialectique du « ça a été » cher à Barthes19 et du « c’est là, ici et maintenant ». De même, c’est un monument en creux qui a trouvé lieu à l’emplacement des Twin Towers (9/11 mémorial, fig. 7). Non plus érigé, mais bel et bien percé, ce monument nous plonge dans les profondeurs du sol, dans un trou noir, provoquant une sensation de vertige.
fig. 8
mounir fatmi, Save Manhattan 01, 2004. Corans, livres écrits autour du 11 septembre 2001, table et ombre portée, 130 x 160 x 70 cm, 1/5. Collection du CNAP, Paris.
©ADAGP, Paris, 2013.
26Dans le domaine des arts plastiques, un monument au 11 septembre attire toute notre attention. Il s’agit de la première œuvre de la série Save Manhattan (fig. 8) réalisée par mounir fatmi en 2004. Ce monument de l’éphémère composé de livres et de la projection de leurs ombres sur un mur représente la skyline de New York pré-11-septembre, et conserve l’inconsolable mémoire dans la « pierre », dans la fixité – représentée ici par les livres –, et dans l’ombre. Les livres, disposés minutieusement en piles sur une table, ont tous pour sujet le 11 septembre, excepté deux Corans posés à la verticale qui symbolisent les tours jumelles. Les livres ont été écrits dans la frénésie de l’événement et avancent des thèses multiples sur cet épisode ténébreux de l’histoire contemporaine et ses dessous, en partant Sur les traces de Ben Laden comme Mohammed Sifaoui ou en proposant une Autopsie des terrorismes comme Noam Chomsky. Parmi d’autres, ces deux livres sont de ceux sélectionnés par mounir fatmi comme autant de signes de ce qui s’est « tramé » sous cet épisode, comme autant de preuves des interprétations vertigineuses, et dangereuses parfois, de l’événement. De manière éminemment politique – et polémique – l’artiste propose avec cette œuvre une réflexion sur le religieux en assimilant le Coran aux tours, ainsi que sur la dangerosité du poids des mots, lorsque ces derniers sont mal interprétés, lus à la lettre ou qu’ils énoncent des idées néfastes. Dénonciation d’une religiosité extrémiste, il dénonce également la sur-médiatisation de l’événement et par là même son incompréhension, le triste amalgame entre religion musulmane et terrorisme que symbolisent ensemble l’ombre et les livres. Tout en évoquant et remémorant le passé, mounir fatmi rend visible le monument, hic et nunc, en maintenant un discours qui fait réfléchir, aujourd’hui encore, dans un monde où persistent le terrorisme, mais aussi et surtout les amalgames, les incompréhensions, l’intolérance, les peurs de l’autre et de l’ailleurs.
- 20 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Paris, Minuit, 2001, p. 105.
27Dans les œuvres mentionnées, les ombres ont été fixées, figées. La seule manière de les faire disparaître serait d’éteindre la lumière, pour mieux la rallumer. « Lorsque nous vivons », écrit Georges Didi-Huberman dans Génie du non-lieu, « nos ombres ne cessent de se mouvoir et, surtout, de s’échapper, de disparaître, on ne sait. Notre propre disparition rendrait-elle à l’ombre sa permanence, sa compacité, son pouvoir physique de survivance20 ? ». L’ombre a en effet un pouvoir de survivance, puisqu’elle permet aux monuments d’être non seulement visibles, mais aussi et surtout permanents, de survivre dans le temps. L’éphémère et la mémoire ainsi figés sont conservés, sans perdre leur force, sans s’estomper. L’ombre réve(il)le le monument, ainsi que le moment du monument, à tout instant. Mais, tout en le magnifiant et le ravivant, les sculptures d’ombres et les monuments de l’éphémère cherchent paradoxalement aussi, d’une certaine manière, à le défier, à le pérenniser.
- 21 Georges Didi-Huberman, Être crâne, Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Minuit, 2000, p. 49. (...)
28L’artiste Giuseppe Penone souhaite que « l’éphémère s’éternise » et ne cesse d’interroger le rapport au temps dans sa sculpture. « Comment la sculpture sculpte-t-elle du temps ? Comment procède-t-elle, avec ce temps – mémoire, présent, protension vers le futur21 ? » Après avoir en partie abordé ces questions en interrogeant la capacité du monument à conserver la fragilité de l’éphémère, entendu comme un événement passé qui perdure dans le présent et ouvre un futur, il s’agira pour finir, de se pencher davantage sur l’éphémère en tant que réflexion sur la vie et sur l’être.
- 22 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p. 12.
29Éphémère, monument et ombre interrogent conjointement, en creux, la fragilité de la vie, de l’humain, le passage du temps, la mort. Dans son ouvrage intitulé Pour une anthropologie des images, Hans Belting affirme dès l’introduction que « l’expérience de la mort a été l’un des moteurs les plus puissants de la production humaine des images. L’image se présente alors comme une réponse ou une réaction à la mort […]. Au reste, il n’en va pas différemment de nos images contemporaines22 », même si cette relation ne s’applique pas universellement à toutes les images. Déjà, nous avons vu dans le mythe des origines de l’art que le portrait subsistait à l’amant parti en guerre. Un des objectifs de l’art est de pérenniser l’éphémère qu’est la vie, de figer ce qui est appelé à ne plus être, de rendre l’art plus long que la vie, pour favoriser une interrogation sur celle-ci.
- 23 Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 18.
30Mais comment faire pour que la sculpture réalisée à un moment donné reste ? Certes, les formes durent, mais qu’en est-il de leur compréhension ? Comment pérenniser l’éphémère ? Le rôle de l’histoire de l’art est de pérenniser les œuvres d’art – tant par le biais de la conservation que du discours – et bien des œuvres perdurent, survivent et transcendent le temps. Mais quelles solutions (plastiques, formelles…) les artistes contemporains trouvent-ils pour pérenniser l’éphémère ? Et ce dans une société où, comme le confirme Christine Buci-Glucksmann, l’éphémère est devenu la nouvelle modalité du temps à l’époque de la mondialisation, un véritable signe de société : « éphémère des familles à géométrie variable, éphémère du travail de plus en plus “flexible” et menacé, éphémère des vies et des identités qui perdent leurs repères fixes, tout révèle une sorte d’accélération du temps qui déracine les stabilités, en occultant la limite extrême de l’éphémère, la mort23 ». Comment ne pas occulter la mort ? Comment, par le biais de formes « figées », c’est-à-dire d’œuvres d’art éternelles, ne pas véhiculer un désir d’éternité, d’immortalité ? Comment favoriser des réflexions sur la fragilité de la vie ? Et comment faire durer ces réflexions dans le temps ?
31De nombreuses œuvres aujourd’hui interrogent la mémoire, la fragilité et l’éphémérité de la vie, que celles-ci soient sculpturales, picturales, qu’il s’agisse de performances, d’arts numériques, de photos, des arts vivants comme la danse ou le théâtre, du cinéma. Et des médiums « impermanents » et en mouvement comme la vidéo, la performance, etc., parviennent aisément à souligner cette fragilité. Mais qu’en est-il de la sculpture, médium a priori si persistant ?
fig. 9
Hans-Peter Feldmann, Shadow Play, Paris, 2011. Bois, moteurs électriques, lampes, métal, céramique, plastique, papier, tissu, verre, fer blanc. Une salle de 12 x 8 m. Collection du MNAM, Centre Georges-Pompidou, Paris.
©ADAGP, Paris, 2013.
- 24 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933.
32Les sculptures d’ombres sont intéressantes à cet égard car elles sont à la charnière entre différentes formes d’art, à savoir la photographie, le cinéma ou les arts populaires comme le théâtre d’ombre par exemple. À la fois matérielles et immatérielles, fixes et mobiles, éphémères et éternelles, artifices, illusions et réalité, monuments et images-mouvements, elles défient les catégories traditionnelles de l’art pour mieux interroger des concepts comme celui de l’éphémère. Ainsi en est-il de l’œuvre de l’artiste allemand Hans-Peter Feldmann, qui oscille entre monument et image-mouvement, entre permanence et impermanence. Depuis le début de sa carrière, l’artiste s’est intéressé à la vie de tous les jours, notamment à partir d’un travail d’observation mais surtout de collecte d’objets et d’images, qu’il réorganise en purifiant les éléments de leur propos commercial et en leur donnant une charge esthétique, poétique et émotionnelle. Shadow Play (Schattenspiel) (fig. 9) associe distinctement les médiums : la photographie, la black box, la lanterne magique, le théâtre d’ombre et la sculpture, créant une œuvre à la fois fixe et mobile. Sur une table sont disposés des plateaux tournants sur lesquels figurent des jouets d’enfants, éclairés par des spots projetant leurs ombres sur le mur. L’artiste agite ainsi un des thèmes essentiels de l’art : la relation entre l’objet et sa reproduction, entre le vrai et l’illusion, que l’on trouve déjà dans La République de Platon et qui convoque un dispositif formel semblable, celui de la caverne. Les mouvements des objets et de leurs ombres créent une danse, à la fois macabre et merveilleuse, provoquant un sentiment d’inquiétante étrangeté24.
- 25 Georges Didi-Huberman, Être crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Minuit, 2000, p. 52. (...)
- 26 Céline Aubertin, « Sculpter l’éphémère », Figures de l’art, n° 12, 2006, p. 167-168. (...)
33Hans-Peter Feldmann parvient ainsi à replonger le spectateur dans son enfance. « La matière est mémoire25 », écrit Georges Didi-Huberman dans Être crâne et, plus encore que les jouets, les ombres rappellent l’heure où ces derniers parlaient, vivaient, et nous accompagnaient, corps et âme. En mêlant les médiums, en réalisant une sorte de monument à l’enfance, en mouvement, l’artiste éternise l’éphémère tout en le maintenant vivant, mobile et donc invariablement efficace. Comme l’affirme Céline Aubertin dans un article intitulé « Sculpter le temps »,« sculpter le passage du temps, c’est en saisir l’incessante fluidité et perdre toute pesanteur comme tout ancrage du regard26 », et c’est ce que propose Hans-Peter Feldmann.
fig. 10
Tim Noble & Sue Webster, Dirty White Trash (with Gulls), 1998. Six mois des « pires déchets des artistes », deux mouettes taxidermisées, projecteur de lumière. Dimensions variables.
© Tim Noble & Sue Webster.
34C’est aussi en dispersant le regard et en jouant sur les binômes pesanteur-légèreté, corps et âme, que le couple d’artistes Tim Noble & Sue Webster éternise l’éphémère. Emblématique de leur travail, Dirty White Trash (with Gulls) (fig. 10) est une sculpture a priori informe, composée de six mois de déchets personnels conservés par les artistes. Ils sont agencés de sorte que la projection de lumière sur le tas fasse apparaître sur le mur les deux silhouettes assises dos à dos des artistes eux-mêmes. Vanité contemporaine, l’œuvre met le doigt, en deux temps à travers cette sculpture décomposée, à la fois sur la société de consommation à outrance et sur la fragilité de l’existence. Par un jeu d’anamorphoses, les artistes suggèrent que l’homme n’est plus que l’ombre d’un tas de déchets qui se consomme – ce qu’évoquent les deux mouettes empaillées qui picorent les restes. Sombre constat de l’héritage laissé par l’homme contemporain aux générations futures.
- 27 Claudio Parmiggiani, Stella Sangue Spirito, Arles, Actes Sud, 2003, p. 19-21.
35« J’aime observer le temps qui laisse sa marque, j’aime que ce soit lui qui dessine, avec son imagination éperdue. Travailler avec tout ce qui se répand, ce qui est impalpable, insaisissable, avec ce qu’il y a de plus durable : l’ombre, la cendre, la poussière27 », affirme Claudio Parmiggiani, faisant ressurgir ce paradoxe si fécond entre l’impalpable, l’insaisissable, l’immatériel et ce qu’il y a de plus durable. Le durable qui est, pour l’artiste, l’ombre, la cendre, la poussière, souligne une fois encore cette dualité inscrite au cœur même de cette image-matière qu’est l’ombre. C’est dans cet entre-deux que l’œuvre et la mémoire de l’œuvre demeurent intacts, inconsolables.
- 28 Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 33.
36Les sculptures d’ombres sont fondamentales, dans le rapport qu’elles entretiennent entre éphémère et monument, non seulement pour ce qu’elles disent du référent auquel elles renvoient – c’est-à-dire un corps, sa disparition avérée, la mémoire, sa permanence… –, mais aussi pour leur capacité à réactualiser, à donner vie, et en même temps à stabiliser et pérenniser des images, des formes, des idées, comme le monument et l’éphémère. Ainsi, les monuments de l’éphémère, les sculptures d’ombres, sont à la fois des œuvres de l’instant et de la durée. Elles expriment la fragilité, à l’instar, d’une certaine façon, d’un « éphémère baroque » et d’intérieur, pour reprendre la typologie proposée par Christine Buci-Glucksmann, celui mélancolique et méditatif des vanités, des natures mortes, des crânes et des reflets28. Mais elles se rapprochent aussi d’un « éphémère de l’extérieur », celui de la nature, dans lesquelles lumières et ombres révèlent le temps des cycles, des flux et des saisons. C’est ce que confirme Sans titre (l’arbre et son ombre) de Samuel Rousseau (fig. 11), cycle continu, projeté en boucle, de l’ombre d’un arbre qui se transforme au fil des saisons, interrogeant la fragilité et l’éphémérité de la vie, mais dans toute son infinitude. Certes, la vie est éphémère, mais peut-être pour mieux recommencer… L’ombre demeure, mais surtout, conserve les formes, les discours et la mémoire.
fig. 11
Samuel Rousseau, Sans titre (l’arbre et son ombre), 2008. Vidéo projection HD en boucle, disque dur, branche d’arbre, acier, 3 x 19 x 92 cm.
© Samuel Rousseau, 2009, courtesy Galerie Claire Gastaud.