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Dossier thématique

Littérature numérique : un éphémère vrai-ment ?

Philippe Bootz
Digital Literature: Ephemeral in Truth?
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Un rapide panorama des méthodes actuelles de préservation des œuvres numériques permet de constater qu’elles tentent de pérenniser des états matériels. L’article présente le phénomène de labilité qui est la dépendance technique et sémiotique du résultat produit, à la lecture, aux conditions technologiques d’exécution du programme, interdisant alors la définition d’un état précis à préserver. La labilité est considérée comme une propriété fondamentale, incontournable et imprévisible des productions à « lecture privée », destinées à être lues sur le matériel du lecteur. Par ailleurs, certaines œuvres opèrent une disjonction entre réception et lecture numérique, introduisant des méta-lectures qui mettent parfois en œuvre des contextes de l’œuvre, dont sa labilité. L’ontologie spinoziste fournit alors une heuristique pour penser la préservation en terme de « possibilité d’actualiser un pouvoir d’agir », et non en termes de pérennisation d’une matérialité.

1Obsolescence et labilité. Deux maîtres mots qui caractérisent les dispositifs numériques et amènent à penser que les productions artistiques conçues avec ces dispositifs relèvent naturellement et totalement du régime de l’éphémère. Un tel point de vue ne manque pas d’engendrer des répercussions profondes sur les caractéristiques esthétiques de l’œuvre ainsi que sur ses possibilités de conservation. Il ne saurait alors être question, pour un créateur, d’emprunter la voie de la création numérique en ignorant cette condition fondamentale. Et pourtant, force est de constater que de très nombreux auteurs se lancent dans des formes littéraires numériques avec insouciance, en considérant que les formes numériques ne sont qu’un dérivé des formes livresques, qu’elles en décuplent les possibilités mais n’en changent pas fondamentalement les caractéristiques culturelles. Ne parle-t-on pas, d’ailleurs, de « livre numérique » ou de « livre augmenté » ?

2La question de l’éphémère en littérature numérique est curieusement absente des débats et, tristement, à chaque modification, aussi faible soit-elle, du paradigme numérique dominant, des auteurs se lamentent sur l’impossible pérennisation de leur œuvre. Ainsi en fût-il lorsque le MAC et le PC ont supplanté les ordinateurs familiaux, puis lorsque le web a sonné la mort du cédérom culturel, encore lorsque les navigateurs sont entrés dans une guerre de l’incompatibilité dans laquelle chaque génération de navigateur invalidait le rendu écran précédent des fichiers HTML, puis, plus récemment, lorsque les mobiles ont commencé à supplanter les ordinateurs et, aujourd’hui, lorsque le HTML 5 détrône Flash, ce logiciel dans lequel tant d’auteurs avaient placé des espoirs d’éternité numérique.

3Peut-être nous faut-il nous arrêter sur le régime temporel exact de ces productions avant d’en tirer des conclusions générales. Commençons par analyser les solutions de préservation actuellement proposées : peuvent-elles mettre un terme à l’éphémère, ou l’annuler par un retour du même ?

Préservation des œuvres numériques

  • 1 Jon Ippolito, Alain Depocas et Caitlin Jones (dir.), L’Approche des médias variables : la permane (...)
  • 2 Anne Laforet, « La conservation du net art au musée. Les stratégies à l’œuvre », thèse de doctora (...)

4Le modèle des médias variables constitue la principale approche sur la préservation des œuvres numériques1. Il stipule que l’œuvre serait un invariant incarné dans un média qui, lui, serait variable. Préserver l’œuvre consiste alors à annuler la variabilité du média. Cette annulation, en muséologie, et plus particulièrement au Guggenheim muséum et à la fondation Langlois2 qui sont à la pointe des mises en œuvre de cette approche, s’obtient en remplaçant à l’identique les composants défectueux. Il s’agit donc de rendre cyclique la vie matérielle de l’œuvre en assurant un retour périodique à sa matérialité première. Cette approche, en fait, ne peut que retarder l’obsolescence : existera un moment où les pièces ne pourront plus être remplacées à l’identique, notamment dans le numérique, rendant ainsi le média à nouveau variable.

  • 3 Siegfried Zielinski, Deep Time Of The Media, Cambridge (MA), The MIT Press, 2008.
  • 4 Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typewriter, Berlin, Brinkmann und Bose, 1986.
  • 5 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
  • 6 PAMAL, Preservation and Archaeology Media Art Lab, Avignon, École Supérieure d’Art. [En ligne] ht (...)

5Le même problème se pose avec l’approche de l’archéologie des médias théorisée notamment par Siegfried Zielinski3. Cette approche repose sur les analyses de Friedrich Kittler4 et Michel Foucault5. Elle aborde la préservation des œuvres6 par la restauration des machines anciennes et de leur environnement culturel, social et technologique, ce qui ne peut se faire que dans un cadre muséologique ou de collection personnelle.

  • 7 Henry M. Gladney, « Principles for Digital Preservation », Communications of the ACM, 49(2), 2006 (...)

6Dès lors qu’il est question de variabilité, on ne peut éviter de se poser la question de l’état. S’il faut maintenir ou restituer un dispositif variable, quel état, quel moment, doit-il être arrêté et préservé ? En somme, quel est l’état de référence de l’œuvre ? L’état matériel qui « fait » œuvre ? Cette question est explicitement soulevée par la théorie des média variables, qui choisit l’intention du créateur comme état de référence. Elle invite donc les créateurs à décrire précisément cet état. Ce choix est relativisé mais non rejeté par Gladney7. S’intéressant à des productions numériques non muséales, il propose un modèle dans lequel la préservation est assurée par copies certifiées. Il intègre à son modèle la notion de version, c’est-à-dire la prise en compte de la variabilité, non plus comme une propriété du média, mais bien de la production numérique.

  • 8 V2, Book for the Unstable Media. Rotterdam, V2_Institute for the Unstable Media, 1992.

7Le centre V2_ réfute lui l’existence d’un état de référence et propose le concept de média instable8 en opposition à celui de média variable. Cette instabilité doit être intégrée au processus de préservation, et le centre V2_ réalise des captures des œuvres qu’il stocke comme autant d’instantanés de l’œuvre dans des archives.

  • 9 K.-H. Lee, O. Slattery, R. Lu, X. Tang et V. McCrary, « The State of the Art and Practice in Digi (...)
  • 10 David Giaretta, « Caspar and a European Infrastructure for Digital Preservation », in European Re (...)
  • 11 Najla Semple et Gérard Clifton, DPC/PADI What’s New in Digital Preservation,
    n° 16, avril-août 20 (...)

8K.-H. Lee et ses collaborateurs9 proposent quant à eux une solution de remédiatisation à mettre en œuvre avant que l’obsolescence ne gagne le media remédiatisé, ce qui permet selon lui d’assurer la fidélité de la transformation et les possibilités de réexploitation. Dans tous ces projets, ainsi que dans les plus récents comme le projet CASPAR10 et le Digital Preservation Coalition11, la préservation est intimement liée à la documentation, le plus souvent réalisée dans des archives ouvertes normalisées.

9Cette dernière approche est massivement utilisée aujourd’hui en littérature numérique. Il existe plusieurs bases de données internationales (ELO directory, ELMCIP, Hermeneia pour n’en citer que quelques-unes) qui tentent de se fédérer dans un consortium (CELL) afin d’assurer leur interopérabilité. La documentation semble avoir pris le pas sur la reproduction.

10Toutes ces approches reposent pourtant sur un même axiome : préserver l’œuvre, c’est en préserver sa matérialité à un ou des moments précis, soit en reproduisant cette matérialité soit en la simulant, c’est-à-dire en en reproduisant certains aspects. Une telle approche est mal adaptée aux œuvres que je qualifie « à lecture privée », c’est-à-dire intrinsèquement destinées à être lues par tout un chacun dans des environnements numériques divers et dans des conditions de réception qui varient fortement. Nous verrons qu’alors, bien plus que par l’obsolescence, la variabilité s’exprime par un phénomène de labilité que je considère comme constitutive de la matérialité de l’œuvre elle-même, et non d’un média dans lequel elle serait incarnée. Des œuvres travaillent d’ailleurs avec cette labilité, parfois assumée dans un projet d’auteur, mais parfois non, comme nous le verrons.

11Considérer la variabilité comme propriété fondamentale de l’œuvre et du media incite à repenser le rôle de la préservation : est-ce réellement une matérialité spécifique qu’il convient de conserver ou restaurer ? Le modèle ontologique spinoziste fournira une heuristique pour aborder cette question. Voyons comment elle s’introduit à partir d’un raisonnement sur le rôle du temps.

Éphémère ou temporaire ?

12Les termes éphémère et temporaire sont souvent considérés comme synonymes. Ils qualifient tous deux un régime temporel, mais le dictionnaire de l’Académie française en donne des définitions différentes. Celle du mot éphémère est très proche de son étymologie grecque : « Qui ne dure qu’un jour. Par ext. De très courte durée, sans lendemain. » Le mot temporaire, quant à lui, est défini comme ce « qui est pour un temps ».

13Il manque, dans la notion de temporaire, l’idée du lendemain. Autrement dit, éphémère est plutôt antonyme d’éternel (qui n’aura pas de fin) alors que temporaire le serait de permanent (sans interruption temporelle). Ce qui pointe ici est bien la dichotomie entre éternité et immortalité que Spinoza a travaillée dans son ontologie. Or Spinoza apporte une solution à cette dichotomie. Résumons-la brièvement.

  • 12 Gilles Deleuze, Spinoza : immortalité et éternité, 2 CD audio, Paris, Gallimard, « À voix haute » (...)

14Le point de vue ici exprimé est celui de Deleuze12 actualisant dans son cours l’ontologie spinoziste. Spinoza considère qu’un individu est constitué de trois dimensions : une essence qui le forme en pensée et qui constitue le pouvoir d’agir de l’individu, des parties extensives matérielles en nombre infini qui en constituent l’extension spatio-temporelle, et des rapports singuliers qui relient ces parties extensives à l’essence. Pour Spinoza, parties extensives et essence sont deux points de vue portés sur l’individu, et non deux entités distinctes. Il annonce alors que les parties extensives sont mortelles parce que reliées à l’essence selon des rapports temporaires, alors que l’essence est éternelle car elle participe au grand tout de la nature.

15Cette conception nous invite à nous poser la question du pouvoir d’agir et de ses relations avec la matérialité des productions : obsolescence et labilité agissent sur des matérialités, mais quid du pouvoir d’agir des productions ? L’œuvre n’est-elle définie que par une matérialité ? D’un autre côté, matérialité et perception sont intimement liées : quel statut acquiert la perception lorsque l’on déconnecte le pouvoir d’agir de l’œuvre de sa matérialité ? et que signifie alors préserver une œuvre ?

16Pour répondre à ces questions, il nous faut regarder plus en détail en quoi consistent au juste la labilité et l’obsolescence, et sur quoi elles agissent réellement.

Observations

La labilité

17On nomme « labilité » une propriété du résultat observable à l’exécution du programme, le plus souvent sur écran : ce résultat, pour un programme donné, dépend du contexte technologique d’exécution du programme. Il s’agit donc d’un phénomène qui affecte au premier chef la lecture numérique. La labilité est avant tout un phénomène technique. Elle a été observée dès 1990, à travers le comportement des œuvres publiées dans la revue Alire, revue historique du champ de la littérature numérique. On s’est très vite rendu compte que le rendu d’une œuvre à l’exécution variait selon les machines utilisées, et ceci indépendamment de toute générativité ou interactivité. Il s’agit d’un processus propre au fonctionnement informatique, d’une conséquence directe de l’invention de la compatibilité par IBM.

18Ce phénomène ne s’observait pas, ou très peu, sur les micro-ordinateurs familiaux puisque les programmes étaient généralement liés à une machine, et toujours à un constructeur donné. Avec le PC, IBM invente la compatibilité, c’est-à-dire la possibilité pour un programme de fonctionner sur toutes les machines compatibles. Cette possibilité ne garantit pourtant nullement l’identité du résultat produit d’une machine à l’autre : cette différence constitue la dimension technique de la labilité. Or, la puissance du parc informatique moyen n’ayant cessé de croître, il s’en est suivi une labilité diachronique, automatique et irréversible : au bout de quelques années, il n’était plus possible de trouver des machines sur lesquelles le programme des œuvres s’exécutait de manière similaire à celle sur laquelle l’auteur l’avait créé.

  • 13 Philippe Bootz, « Formalisation d’un modèle fonctionnel de communication à l’aide des technologie (...)
  • 14 Jean-Marie Dutey, « Le mange-texte », Alire 0.1, 1989.

19La labilité peut être due à plusieurs facteurs techniques. J’en ai analysé plusieurs cas différents13, mais je ne traiterai ici que du cas le plus fréquent, celui où elle est causée par la modification de la vitesse d’exécution des instructions. La vitesse d’exécution des programmes a d’abord globalement augmenté avec la montée en puissance du parc informatique. Très vite, l’œuvre de littérature numérique Le mange-texte de Jean-Marie Dutey14 a par exemple changé de nature. À l’origine, le programme de cette œuvre s’exécutait en vingt minutes. Quatre ans plus tard, l’exécution de ce même programme ne prenait plus que quelques minutes. Comme il s’agit d’une œuvre animée qui comportait des phases lisibles et des processus de transformation typographique, cette accélération avait un impact considérable sur la perception : les phases lisibles devenaient trop courtes, alors que les transformations graphiques acquéraient une fluidité qui en augmentait la visibilité. Ce passage du lisible au visible traduisait alors un changement de nature esthétique apparent de l’œuvre : de littéraire, elle était devenue plastique pour le lecteur.

20La labilité technique s’accompagne ainsi également d’une labilité sémiotique, et c’est cette dernière, bien sûr, qui pose problème. Il y a labilité sémiotique lorsque le contexte technologique oriente la décision sémiotique et la construction du sens ainsi que le ressenti affectif ou esthétique.

Propriétés de la labilité

21La labilité technique n’est nullement assimilable à du bruit. Le comportement du programme est parfaitement reproductible dans un contexte technologique donné, il n’induit aucun phénomène de brouillage ou parasitage – il modifie les propriétés observables du résultat. Ainsi, le lecteur ne verra en général aucun indice qui lui signalerait la labilité, et il ne peut se rendre compte de son existence qu’en comparant le résultat de l’exécution sur différentes machines, ce qui lui est en général impossible à faire. A fortiori, il lui est impossible de comparer ce qu’il observe à ce qu’observait l’auteur sur sa machine. De plus, cette comparaison ne donnera de résultat probant que si le programme n’est ni génératif, auquel cas le résultat varie par programmation d’une exécution à l’autre, ni interactif, auquel cas le résultat observé est fonction des actions du lecteur.

22La labilité technique est imprévisible et incontrôlable. Le programme ne peut pas la mesurer, car il n’existe pas de feedback technique entre le programme et son rendu à l’écran. Elle peut même déstructurer le programme exécuté, de sorte que celui-ci ne saurait être considéré comme une description ou un modèle du résultat observé. Il m’est déjà arrivé d’observer que des parties de programmes s’arrêtent temporairement pendant que d’autres continuent, produisant un résultat à la lecture qui était contraire à la logique du programme, sans erreur apparente et parfaitement reproductible. Il est évident qu’un tel comportement technique influence profondément la construction du sens : la labilité sémiotique est extrême.

23On peut cependant montrer que la labilité n’affecte pas de la même manière tous les programmes. On peut distinguer, dans un programme, trois grandes catégories d’instructions qui sont en général étroitement imbriquées : des instructions génératives qui fabriquent une représentation mémoire de médias (texte, musique, image), des instructions qui gèrent la relation à la machine (gestion des entrées, sorties, de la mémoire, lecture du disque…) et des instructions qui assurent la mise en forme des médias à l’écran. La labilité technique peut affecter les trois catégories d’instructions, en revanche la labilité sémiotique étant liée à la perception, elle se manifestera principalement à propos de la troisième catégorie d’instructions. C’est sans doute la raison principale pour laquelle elle n’a été mise en évidence qu’à partir du moment où la poésie animée s’est développée. En effet, cette forme fait principalement appel à cette troisième catégorie d’instructions.

Labilité et point de vue

24Pourtant, la mise en évidence de la labilité avec le développement des poésies animées n’est pas uniquement liée aux propriétés techniques de ces productions. Pour que la labilité technique induise une labilité sémiotique, encore faut-il donner une signification textuelle aux éléments qui subissent cette labilité technique. Or ce n’est pas nécessairement le cas.

25En voici un exemple puisé dans le domaine de la génération, mais on pourrait rapporter de telles observations, relatives à des auteurs ou des lecteurs, dans toutes les formes de littérature numérique. Jean-Pierre Balpe est l’un des auteurs les plus importants de la « génération de textes » en littérature numérique. Dans les années 1990, ses générateurs mettaient du temps pour construire un texte en mémoire, et rien ne se passait à l’écran durant le temps de la génération. L’auteur eut alors l’idée de faire afficher, en cours de génération, des bribes d’éléments intervenant dans le programme génératif. Les lecteurs tentaient de prévoir le texte généré avant son affichage. Avec l’augmentation de la vitesse des ordinateurs, cette phase de calcul prenait de moins en moins de temps et l’affichage de ces éléments devenait de plus en plus fantomatique, leur trop courte durée ne permettant plus d’anticiper le texte généré. Pourtant Jean-Pierre Balpe n’a jamais attribué de signification à ces états transitoires : pour lui le texte de l’œuvre (au sens sémiotique du terme) se limitait au texte alphanumérique généré, qui n’était pas sensible à la labilité, alors qu’il attribuait une valeur de paratexte aux éléments transitoires soumis à la labilité. La labilité sémiotique n’est donc pas uniquement une question de perception, elle est également fonction de la valeur attribuée à l’élément qui la subit.

Labilité et obsolescence

26La labilité technique nous amène ainsi à distinguer ce qui relève du pérenne, à savoir le programme source écrit par l’auteur, de ce qui relève du temporaire, à savoir le résultat observable à son exécution. Et si ce résultat est indéniablement un état temporaire, le programme source, quant à lui, demeure un objet pérenne qui peut continuer à produire dès lors que le contexte technologique le permet. Il faut se souvenir qu’entre l’écriture du programme par un auteur et son exécution chez un lecteur, plusieurs opérations techniques ont lieu. Le programme source est l’objet que crée l’auteur dans son environnement de programmation. Il peut s’agir d’un simple texte lorsque le programme est directement codé (en java, langage C…) ou d’un objet plus complexe qui se présente sous la forme d’une série de textes (les scripts) et d’images diverses dans l’environnement de programmation lorsque cet environnement est graphique (Flash, Pure data…). Dans tous les cas, le texte source est non exécutable par lui-même. En revanche, il peut aisément être imprimé ou capturé (capture d’images) pour être transféré sur un autre support. C’est en ce sens qu’il est pérenne, la variabilité du média n’opère pas sur lui. Pour être exécuté, ce texte source doit être interprété ou compilé. Lorsqu’il est interprété (fichier HTML par exemple), la dimension fonctionnelle du code, et donc la labilité, est reportée sur le programme qui interprète. Lorsqu’il est compilé, une première étape consiste à le coder en langage hexadécimal et à lui ajouter les librairies hexadécimales qu’il utilise. On obtient alors le fichier objet qui n’est pas encore exécutable. Une dernière étape consiste à relier ce fichier objet au système d’exploitation pour obtenir l’exécutable. Ce dernier n’est plus pérenne, c’est sur lui que se manifeste la labilité.

27C’est justement ce caractère pérenne du programme source qui permet à certaines techniques de préservation de combattre l’obsolescence. L’obsolescence ne touche que le dispositif machinique, le hard. Elle peut être contrebalancée par la programmation sous la forme de divers artefacts : simulation, émulation, machines virtuelles… C’est ainsi que le tout premier poème numérique que j’ai programmé sur ordinateur familial au milieu des années 1980 n’a pu être diffusé au public que sous peu : il existe aujourd’hui un émulateur PC de la machine sur laquelle il a été créé. Bien évidemment, l’exécution du programme dans le simulateur ne reproduit sans doute pas exactement le comportement esthétique de la machine initiale, mais il s’en rapproche très fortement et annule en tout cas l’obsolescence (mais pas la labilité).

Perception et lecture

28Il apparaît clairement de ce qui précède que le régime matériel des productions numériques se décline en deux ordres : un élément pérenne, le programme source avec ses données, sous une forme non binaire, intelligible et manipulable par l’auteur mais pas directement par la machine, que nous nommerons le « source », et des éléments transitoires : la machine qui utilise et en général transforme ce source pour créer un exécutable, et les états que produit son exécution et que nous nommerons des « transitoires observables ». Dans le point de vue dominant, l’œuvre est souvent confondue avec ces états, car on confond souvent la réception de l’œuvre avec la perception de ces états. Or la relation entre la réception de l’œuvre et la perception d’une partie du dispositif, fût-elle prépondérante, est parfois inopérante.

29Il n’est pas toujours justifié de confondre œuvre et transitoire observable. Certaines démarches ne produisent pas de transitoire observable, toute la poéticité résidant dans le seul programme. C’est le cas de la perl poetry (poésie numérique écrite dans le langage de programmation Perl) ou de certaines approches de l’obfuscation, cette technique qui consiste à rendre le source incompréhensible pour un humain tout en préservant sa pertinence informatique pour la machine. Dans d’autres cas, on peut déstructurer le programme source et montrer qu’il contient des représentations esthétiques qui ne sont jamais actualisées lors de son exécution et qui ne sont pas non plus écrites dans le programme.

  • 15 Philippe Bootz et Marcel Frémiot, « Passage 2009 », Alire 14, 2009.

30Autrement dit, il existe des représentations qui demeurent à jamais virtuelles et qu’on ne peut atteindre que par une opération qui ne se réduit pas à une lecture numérique. Elles n’en sont pas moins des composantes perceptives de l’œuvre, simplement il faut procéder à des manipulations sur le programme pour les actualiser. J’ai pu montrer cette propriété de « ghost in the source » en expérimentant sur mes propres programmes de création15. Dans d’autres cas, le source explicite clairement ce qui disparaît ou se transforme par labilité, redonnant une dimension perceptive pérenne à une composante textuelle, mais cette dimension n’est pas atteignable par la lecture numérique.

31Ainsi, sans même invoquer une éventuelle dimension conceptuelle parfois présente dans les projets d’écriture, la relation entre œuvre et perception d’un résultat d’exécution est loin d’être évidente. On refuse encore souvent d’admettre ce qui est pourtant considéré comme évident dans les analyses de textes imprimés : il faut déstructurer la matérialité de l’œuvre pour atteindre des degrés de perception interdits par le dispositif de lecture usuel. Ce qui signifie, pour les productions numériques, qu’il faut expérimenter sur les programmes, les déconstruire, en isoler des parties, capturer en vidéo des états produits, traiter ces enregistrements pour en retirer des informations non directement perceptibles par nos sens.

  • 16 Jean-Pierre Balpe, « Méta-auteur », Alire 10/DOC(K)S, 1997, p. 95-99.

32Toutes ces opérations relativisent le rôle de la perception directe, celle offerte par la lecture numérique. Elles n’en constituent pas moins des modalités de lecture, si l’on désigne par ce terme l’accès aux représentations qui constituent la dimension esthétique de l’œuvre (et non la modalité de cet accès). Du fait de la dichotomie qui s’instaure entre cet objet pérenne qu’est le source et cet état transitoire observable, la lecture subit aujourd’hui le même traitement que celui que la génération a produit sur l’écriture. La génération a provoqué la dissociation des deux fonctions traditionnelles de l’écrivain : celle de la conception et celle de l’inscription du texte. Dans le point de vue génératif énoncé par Jean-Pierre Balpe16, l’humain est celui qui conçoit, et sa conception se traduit dans le source ; il est alors en situation de méta-auteur, alors que la machine, lors de l’exécution, inscrit à l’écran, à destination du lecteur, le texte généré. De la même manière, la lecture est, traditionnellement, tout à la fois la faculté d’accès aux représentations esthétiques de l’œuvre et sa modalité d’accès. C’est cette conception que le numérique nous pousse à dissocier. L’œuvre est toujours destinée à un sujet récepteur, mais la réception est démultipliée en de multiples modalités qui ne peuvent, généralement, être réalisées simultanément et dont il manque encore pour certaines des outils appropriés : la lecture directe du transitoire observable, généralement numérique, et des observations autres, parfois instrumentées, que je nomme des « méta-lectures », par référence à la théorie du méta-auteur. Elle est donc fragmentée et, dans certains cas, aujourd’hui partielle car insuffisamment instrumentée.

Perception et pouvoir d’agir

Œuvre et perception

33Ainsi donc, pérennité et transitoire ne concernent que les éléments perceptifs matériels, états ou objets, et dépendent du point de vue porté sur ces éléments. L’œuvre est-elle identifiable à ces éléments ? Bien évidemment, la réponse est encore affaire de point de vue. On ne peut néanmoins ignorer que certaines démarches, dont la mienne, intègrent la labilité comme une composante esthétique fondamentale de l’œuvre. Ce n’est pas la labilité technique qui est ici visée, mais la labilité sémiotique et son implication sur la lecture : nul ne peut dès lors affirmer « avoir lu ce texte ».

34La labilité interdit de circonscrire l’esthétique de surface de l’œuvre à la perception qu’on en a à un moment donné ; le caractère transitoire constitue une propriété pérenne de l’œuvre. Dès lors, vouloir fossiliser une identité perceptive comme ont tendance à vouloir le faire les tentatives de conservation, aboutit à bloquer son pouvoir d’agir, à détruire parfois le projet esthétique.

  • 17 Philippe Bootz et Marcel Frémiot, « La Série des U », in Electronic Literature Collection, vol. 1 (...)

35Plusieurs de mes œuvres jouent de diverses façons avec la labilité. Je n’en citerai que deux, développées dans l’œuvre passage. Une des séquences de l’œuvre, dénommée La Série des U (voir la sélection d’œuvres proposée dans ce numéro 1 de la revue Hybrid)17, utilise deux générateurs, l’un sonore, l’autre visuel, qui ne peuvent en aucun cas être synchronisés car l’un, le visuel, est particulièrement sensible à la labilité, alors que l’autre ne l’est pas. J’ai pu mesurer que la durée d’exécution du programme peut varier du simple au double selon la machine sur laquelle on l’exécute. Et pourtant, il est impossible de s’en rendre compte à la simple lecture étroite de l’œuvre. Bien plus, quasiment toutes les exécutions donnent l’impression que le visuel et le sonore sont en parfaite synchronisation. Ce résultat est obtenu par l’intrusion de contraintes psychologiques de cohérence : les générateurs s’échangent des informations qui assurent la cohérence ; ils se donnent mutuellement des autorisations pour donner à voir plus avant les éléments qu’ils produisent. De sorte que le résultat, bien que variable, est perçu comme permanent, un peu comme un coucher de soleil, chaque fois ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Il laisse une impression étrange et pénétrante d’un « à jamais-déjà-là ».

36Une autre partie de passage utilise un générateur adaptatif. Il s’agit d’un programme qui effectue des mesures sur la machine et adapte son déroulement en fonction des résultats de ces mesures. Il m’a alors été possible de construire un programme incapable de tourner en totalité sur aucune des machines lors de sa création, et qui pourtant produit un résultat sur toute machine. Je n’ai toujours pas vu le résultat que peut produire le programme s’exécutant pleinement, aucune des machines sur lesquelles je l’ai lancé n’étant actuellement en mesure d’en exécuter toutes les parties. Un journaliste s’étonnait de ce que Raymond Queneau avait produit avec ses Cent mille milliards de poèmes un ouvrage « que l’auteur lui-même n’a pas lu ». Il pourrait de même s’étonner que je produise un programme dont « l’auteur lui-même n’a pas vu le résultat ». La labilité est ici clairement assumée comme un devenir inhérent à l’œuvre. Ce n’est bien sûr pas le cas pour son résultat perceptif, qui demeure, lui, totalement imprévisible. La perception n’est ici que la modalité par laquelle la labilité est sémiotisée.

Le pouvoir d’agir dans l’œuvre

37La perception peut ainsi être instrumentalisée dans l’œuvre. Elle peut constituer une composante de la représentation esthétique : on ne peut dès lors lire l’œuvre, on lit dans l’œuvre ; le lecteur devient lui-même partie extensive de l’œuvre, à travers un rapport spécifique à son essence qui s’actualise dans la lecture, qu’elle soit étroite ou méta-lecture.

38Les dimensions matérielles traditionnelles de l’œuvre sont donc très insuffisantes pour en circonscrire le pouvoir d’agir qui peut consister, également, en un pouvoir de contestation, une mise en question subversive et radicale de pratiques usuelles, ou un pouvoir de rassemblement, mais qui passe en tout état de cause par un rapport particulier au langage qui en définit le caractère poétique.

39Préserver l’œuvre ne consiste plus, dès lors, à en conserver la matérialité, mais plutôt à permettre des actualisations parcellaires de son pouvoir d’agir. Je suis très pessimiste quant à la possibilité de pouvoir actualiser simultanément l’ensemble des facettes du pouvoir d’agir, car elles s’expriment dans des rapports qui n’ont pas tous la même temporalité. Bien sûr, le pouvoir d’agir passe également en partie par la lecture étroite, et vouloir sauvegarder un état perceptible et lisible du transitoire observable est légitime mais très insuffisant. Il ne garantit même pas la préservation de l’agir initial de l’œuvre car le contexte culturel de la réception se transforme, lui, de façon irréversible et non reproductible. Il faut également admettre que d’autres facettes de ce pouvoir passent, elles, par la déchéance de la perception, la mort perceptive, et qu’il faut aussi préserver ce processus destructif si l’on veut actualiser ces facettes du pouvoir d’agir. Par exemple, une analyse profonde du mange-texte de Jean-Marie Dutey (Bootz, 2012) montre que la perte irréductible de la perception du transitoire observable accomplit le projet narratif de l’œuvre, alors même que son auteur ne pouvait le prévoir puisque le phénomène de labilité n’avait pas encore été découvert au moment où cette œuvre a été créée.

Conclusion

40Ainsi, loin d’être triviale, la question de l’éphémère nous a amené à remettre en cause la relation entre la perception et la réception, à poser la question de la préservation et, finalement, d’une définition même de l’œuvre numérique.

  • 18 Philippe Bootz et Samuel Szoniecky, « Vers une ontologie du domaine de la poésie numérique », Rev (...)

41Le point de vue défendu, qui consiste à privilégier et préserver un pouvoir d’agir de l’œuvre au détriment éventuel de sa matérialité, à permettre une actualisation ultérieure de ce pouvoir, pose l’éphémère comme constitutif de l’œuvre. Il m’a incité à développer avec quelques collègues une conception où la préservation passe prioritairement par la documentation du maximum d’observations (conservation ou capture de facettes perceptives de l’œuvre, analyses, observation des contextes, réactions de lecteurs et des auteurs…) sans tenter de les hiérarchiser ou de leur attribuer une valeur. Des projets18 ont permis de proposer des prototypes d’outils d’indexation appropriés qui mettent le concept de point de vue au centre de l’indexation. Dans cette optique, documentation et indexation ne suppriment pas l’éphémère mais l’assument.

1 Jon Ippolito, Alain Depocas et Caitlin Jones (dir.), L’Approche des médias variables : la permanence par le changement, New York/Montréal, The Solomon R. Guggenheim Foundation/Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, 2003.

2 Anne Laforet, « La conservation du net art au musée. Les stratégies à l’œuvre », thèse de doctorat, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2009.

3 Siegfried Zielinski, Deep Time Of The Media, Cambridge (MA), The MIT Press, 2008.

4 Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typewriter, Berlin, Brinkmann und Bose, 1986.

5 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

6 PAMAL, Preservation and Archaeology Media Art Lab, Avignon, École Supérieure d’Art. [En ligne] http://esaavignon.fr/recherche/pamal [consulté le 14 novembre 2013].

7 Henry M. Gladney, « Principles for Digital Preservation », Communications of the ACM, 49(2), 2006, p. 111-116.

8 V2, Book for the Unstable Media. Rotterdam, V2_Institute for the Unstable Media, 1992.

9 K.-H. Lee, O. Slattery, R. Lu, X. Tang et V. McCrary, « The State of the Art and Practice in Digital Preservation », Journal of Research of the National Institute of Standards and Technology, no 107(1), 2002, p. 93-106.

10 David Giaretta, « Caspar and a European Infrastructure for Digital Preservation », in European Research Consortium for Informatics and Mathematics, News 66, 2006, p. 47-49.

11 Najla Semple et Gérard Clifton, DPC/PADI What’s New in Digital Preservation,
n° 16, avril-août 2007, Heslington, Digital Preservation Coalition & Canberra, National Library of Australia.

12 Gilles Deleuze, Spinoza : immortalité et éternité, 2 CD audio, Paris, Gallimard, « À voix haute », 2001.

13 Philippe Bootz, « Formalisation d’un modèle fonctionnel de communication à l’aide des technologies numériques appliqué à la création poétique », thèse de doctorat, Université Paris 8, 2001.

14 Jean-Marie Dutey, « Le mange-texte », Alire 0.1, 1989.

15 Philippe Bootz et Marcel Frémiot, « Passage 2009 », Alire 14, 2009.

16 Jean-Pierre Balpe, « Méta-auteur », Alire 10/DOC(K)S, 1997, p. 95-99.

17 Philippe Bootz et Marcel Frémiot, « La Série des U », in Electronic Literature Collection, vol. 1, Cambridge (MA), 2006.

18 Philippe Bootz et Samuel Szoniecky, « Vers une ontologie du domaine de la poésie numérique », Revista Cibertextualidades, n° 5, 2013, p. 65-96 ; Philippe Bootz et Inés Laitano, « Cross-reading : un outil de visualisation de close readings », Formules, n° 18, à paraître.

Philippe Bootz, « Littérature numérique : un éphémère vrai-ment ? », Hybrid [], 01 | 2014, 14 juillet 2014, 26 mars 2023. URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=247

Philippe Bootz

Philippe Bootz est maître de conférences à l’Université Paris 8. Docteur en physique ainsi qu’en sciences de l’information et de la communication, il co-dirige l’équipe « Écritures et Hypermédiations Numériques » au sein du laboratoire Paragraphe et préside le réseau européen des littératures numériques DDDL (Digital Digital Digital Littérature). Philippe Bootz travaille également à l’international puisqu’il co-dirige la collection « Computing Literature » publiée chez West Virginia University Press. En tant qu’auteur, il a notamment publié, en 2007, Les Basiques: la littérature numérique (Leonardo Olats, « Les basiques » [en ligne] http://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/basiquesLN.php [consulté le 10 septembre 2013]).