- 1 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
- 2 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
1Qu’aucune œuvre humaine ne soit réellement immortelle, que tout objet, fût-il extrait du circuit de la consommation et de l’usage, soit frappé par l’usure et menacé de disparition est une évidence sur laquelle il n’est pas nécessaire de s’appesantir. Les raisins de Zeuxis ont disparu, la Victoire de Samothrace a perdu ses bras et on ne doit qu’à l’accident la préservation des mosaïques de Pompéi qui se seraient abîmées sans l’irruption volcanique. Pourtant, ces œuvres n’avaient pas pour finalité d’être diminuées par les âges, et leur détérioration est fortuite. Dans l’histoire de la pensée occidentale, les œuvres d’art sont ainsi les objets destinés à être les plus durables, d’où cette idée qu’elles s’articulent à un postulat de la permanence. Il s’agit bien là d’un postulat au sens où, à défaut d’être évidente, la proposition n’en est pas moins nécessaire. À quelle loi pratique cette proposition est-elle ordonnée ? Rien moins qu’à celle de l’humanité de l’homme. Telle est en effet la thèse d’Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne : « L’œuvre et ses produits – le décor humain – confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain1. » S’il n’était entouré d’œuvres durables, l’homme ne serait pas homme : « Si nous n’étions installés au milieu d’objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d’édifier un monde dont la permanence s’oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine2. »
2Les objets dont il est ici question sont autant ceux de l’artisanat et de la technique que ceux de l’art proprement dit. Par différence avec la fugacité de l’action ou avec celle du travail subordonné à la satisfaction de besoins toujours reconduits, les objets de l’artifice humain sont dotés d’une vie propre une fois leur fabrication achevée. Résistant aux assauts de la voracité des hommes, ils constituent le socle d’un monde stable qui s’interpose entre l’homme et la nature et face auquel le sujet découvre sa situation. Leur permanence fait d’eux un point fixe à partir duquel le mouvement n’est plus flux perpétuel, mais devenir signifiant, et par lequel la vie humaine se fait existence.
3Mais, vues sous cet angle, les œuvres d’art ont sur les objets techniques ou sur les objets d’usage une indiscutable supériorité qui fait d’elles les objets les plus objectifs qui soient et qui leur permet d’assurer une sauvegarde plus solide du monde humain :
- 3 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
En raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du-monde […]. Nulle part la durabilité pure du monde des objets n’apparaît avec autant de clarté, nulle part, par conséquent, ce monde d’objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d’êtres mortels. Tout se passe comme si la stabilité du-monde se faisait transparente dans la permanence de l’art3.
4Étant les parties du monde les plus durables, les œuvres d’art constituent un au-delà de la vie humaine qui peut se constituer en véritable patrie. Faites des mains de l’homme, elles sont la réalité de la profonde aspiration à un monde qui ne change pas. Leur durée est donc indissociable de la tâche que l’art peut et doit accomplir : celle d’assurer à une humanité meurtrie par la pensée de sa finitude la possibilité d’un refuge. Sans l’immortalité des œuvres, les hommes seraient en effet privés de séjour, constamment ramenés à la fuite du temps, à l’éphémérité naturelle de la vie. Grâce à elle, ils s’ouvrent à une humanité qui est faite des temps anciens et qui perdure au-delà de l’aujourd’hui. Théorisant cette institution de la communauté humaine par la médiation de l’œuvre, Hannah Arendt poursuit une réflexion que Quatremère de Quincy formulait en 1815 dans des termes proches :
- 4 Quatremère de Quincy (Antoine Chrysostome Quatremère, dit), Considérations morales sur la destinat (...)
L’idée de l’ancienneté imprime aux monuments, comme aux hommes, un caractère de respect et de vénération. Nous admirons en eux cette prédilection du sort qui les a sauvés de la main du temps ; ils nous semblent privilégiés ; le fait seul de leur conservation les rend pour nous objets merveilleux. […] Mes yeux voient ce qui fut vu par Périclès, par Platon, par César. […] Je possède donc ce qu’ils ont possédé ; c’est une sorte de communauté qui s’établit entre nous, et nous rend un moment contemporains et compatriotes4.
5On retrouve dans ces considérations les traits essentiels de l’analyse développée dans Condition de l’homme moderne : l’œuvre est conçue sur le modèle du monument, sa conservation abolit le temps et contribue à la rendre admirable. L’homme d’hier et l’homme d’aujourd’hui se savent appartenir au même monde. Dans une telle perspective, la permanence ne s’entend donc pas en un sens exclusivement temporel. La durée de l’œuvre est ce qui rend possible la constitution d’un lieu, car on ne saurait trouver refuge dans ce qui se dissout. Chez Arendt, ce lieu s’inscrit dans l’espace du monument qui est l’emblème de la communauté des hommes telle qu’elle se constitue à travers le temps, mais que la fuite du temps empêche de considérer dans sa réalité. En rappelant que Mnémosyne est la mère des arts, Hannah Arendt montre que l’homme doit fabriquer des objets qui permettent de fonder un monde humain. La permanence, la stabilité, la durée deviennent des idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde. L’artiste pousse cet idéal à son plus haut degré d’accomplissement dans la mesure où la sur-objectivité de l’œuvre d’art est la condition d’une relation durable avec les hommes.
6Mais de l’œuvre comme objet à l’œuvre comme patrie, il y a un pas qui ne se franchit pas aisément. Pour que l’œuvre ne soit pas seulement l’objectum auquel on s’affronte, mais encore ce en quoi on séjourne, il faut qu’elle délaisse la stricte indépendance pour devenir le prolongement des sujets qu’elle accueille. Concernant les objets techniques, cette opération se produit parce que leur permanence et l’utilisation que l’on peut en faire contribuent à les rendre familiers. C’est sans doute ce qui conduit à voir dans l’outil numérique un medium qui rapproche les œuvres du public : la familiarité que nous entretenons avec cette technique estompe la dimension objective des œuvres. Du même coup, se pose la question de savoir si le numérique en intégrant les œuvres au flux de la vie ordinaire des hommes, ne dissout pas leur permanence dans un flux incessant d’images éphémères.
- 5 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
- 6 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
7La réponse que l’on peut trouver à cette question est à chercher dans l’articulation de l’œuvre et de l’action dans la pensée d’Hannah Arendt. S’il est manifeste que l’œuvre offre la garantie d’un monde stable et permanent, elle n’est pourtant que le corrélat de l’activité qui est la cause efficiente de ce monde, l’action. C’est en effet à l’action que nous nous en remettons pour rendre compte de l’existence de la communauté humaine. « L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire5. » Articulée à cette condition, la permanence des œuvres est la fabrique du souvenir qui permet de solidifier l’institution de l’espace public. Certes, on ne saurait se dispenser de ce corrélat, de sorte que l’action et l’œuvre sont liées par une relation d’interdépendance : « Les hommes de parole et d’action ont besoin […] de l’homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du bâtisseur de monuments et de l’écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent et qu’ils racontent, ne survivrait pas un instant6. » Mais l’œuvre édifie moins l’espace public lui-même que la conscience de cet espace institué par l’action, une conscience qui, parce qu’elle s’étend au-delà du hic et nunc, est aussi mémoire. L’œuvre est ainsi le lieu de la commémoration.
- 7 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
8Mais dans les analyses de Hannah Arendt, la conservation de l’œuvre ordonnée au devoir de mémoire n’est pas seule à assurer une transmission d’une génération à l’autre. On trouve dans Condition de l’homme moderne un autre modèle de la transmission, celui des processus déclenchés par l’action. « L’action […] est à l’origine d’un monde neuf7 » et en cela, elle commence quelque chose qui a nécessairement une suite et dont on ne saurait prédire la fin. Comme le montre Hannah Arendt, toute action a son efficace et suppose une projection dans le temps qui ne se limite pas au seul présent. Aussi, la place croissante de l’action dans l’art depuis les années 1950 ne doit peut-être pas se comprendre au sens d’un simple éloge de la fugacité et de l’éphémère. S’en remettre à l’action plutôt qu’à l’œuvre n’annule pas nécessairement la vocation de l’art à pérenniser. Car ce qui caractérise l’action, c’est qu’elle déclenche des processus au regard desquels la relation entre la cause et l’effet peut être extrêmement dilatée dans le temps. Aussi est-ce dans ces processus que se trouve la permanence d’une action qui en elle-même est pourtant fugace. C’est ce qu’analyse Arendt en comparant le processus de la fabrication et le processus de l’action :
- 8 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
Si la force du processus de la production s’absorbe et s’épuise dans le produit, la force du processus de l’action ne s’épuise jamais dans un seul acte, elle peut grandir au contraire quand les conséquences de l’acte se multiplient ; ces processus, voilà ce qui dure dans le domaine des affaires humaines : leur durée est aussi illimitée, aussi indépendante de la fragilité de la matière et de la mortalité des hommes que celle de l’humanité elle-même. Si nous sommes incapables de prédire avec assurance l’issue, la fin d’une action, c’est simplement que cette action n’a pas de fin8.
- 9 Hannah Arendt, « Le Concept d’histoire », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 10 (...)
9Ainsi pourrait-on dire que la permanence des œuvres cède toujours à l’érosion du temps, d’autant plus qu’elles sont prises dans une matérialité qui reste fragile et les condamne à la finitude, tandis que la durée de l’action est réellement infinie. Dans le domaine de l’art, les conséquences sont les suivantes : l’apparition des actions comme mode d’expression n’implique pas la disparition du souci de la permanence, mais modifie la manière dont on l’envisage. La permanence n’est plus cherchée du côté d’une forme stable qui sauverait la vie des mortels de la disparition et qui serait condition de l’immortalité des hommes, mais dans le développement infini de processus déclenchés par l’activité humaine. Il faut également signaler que cette articulation de l’action à l’idée de processus correspond dans la pensée de Hannah Arendt à un tournant caractéristique de l’époque moderne, dans sa manière de concevoir l’histoire. Le chapitre que La Crise de la culture consacre à ce concept permet d’en rendre compte. En effet, la modernité envisage l’histoire non plus comme le milieu dans lequel les actions humaines s’arrachent à leur contingence pour s’immortaliser, mais comme un processus déclenché par une action contingente, qui n’a ni origine ni fin. Cette mutation implique que « la permanence est confiée à un processus en devenir, différent d’une structure stable » qui « établit un espace-temps où la notion même de fin est pratiquement inconcevable9 ». Et c’est à partir du concept de processus que nous nous proposons de repenser la question du patrimoine afin de mieux comprendre la fonction possible du recours au numérique. En effet, peut-être faut-il envisager le patrimoine numérique non pas au sens d’une conservation qui échoue à sauver les œuvres de la disparition, mais au sens d’une sauvegarde qui est processuelle, et qui d’une certaine manière agit l’œuvre.
10Car, bien que la réflexion d’Arendt se situe essentiellement sur le terrain politique, sa réflexion sur l’action ne manque pas de portée pour appréhender ces modes d’expression caractéristiques de l’art contemporain que sont la performance ou l’installation éphémère. Ce qui change avec le numérique est que la captation des images se double d’une possibilité d’intervention de la part du public qui en est spectateur. En cela, le problème posé par le caractère éphémère des patrimoines numériques peut être surmonté par la possibilité d’action que fournit ce medium. En cela, l’œuvre éphémère, saisie par un dispositif qui est lui-même en devenir, coïncide avec la vie même des hommes et vit du réseau qui s’établit entre eux. Or, cette vie du réseau a pour condition une articulation entre action et processus qui ne saurait se nouer sans l’intersubjectivité :
- 10 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
Le domaine des affaires humaines proprement dit consiste dans le réseau des relations humaines, qui existe partout où des hommes vivent ensemble. […] Ensemble elles déclenchent un processus nouveau qui émerge éventuellement comme vie unique du nouveau venu, affectant de façon unique les vies de tous ceux avec qui il entre en contact. C’est à cause de ce réseau déjà existant des relations humaines, […] dans lequel il n’y a de réel que l’action, qu’elle « produit » intentionnellement ou non des histoires, aussi naturellement que la fabrication produit des objets. Il se peut alors que ces histoires soient consignées dans des documents, qu’elles soient visibles en objets ou en œuvres d’art, qu’elles soient contées et racontées et incarnées en toute sorte de matériaux10.
11Selon Arendt, le processus déclenché par l’action, qui imprègne tout le réseau des relations humaines, produit ainsi des histoires qui en prolongent elles-mêmes l’existence. Mais leur réification dans des œuvres les rend étrangères, par nature, à la vivacité de l’action. Or, c’est précisément cette réification qui nous semble évitée par les dispositifs techniques offerts par le numérique. Avec ses images-flux, il nous reste quelque chose de la réalité vivante de l’action. La sauvegarde numérique permet en effet de prolonger la vie du processus de l’action. Mais elle ne saurait la maintenir dans sa « réalité vivante » si elle ne permettait pas aussi une participation des hommes, si elle ne s’insérait pas dans le réseau des relations humaines. Or, c’est précisément l’intérêt des dispositifs numériques par rapport à des techniques de sauvegarde plus traditionnelles, telles que l’image photographique ou filmique. Pour le montrer, nous souhaitons à présent nous intéresser au travail d’un artiste qui est tout à la fois fortement attaché à la question de la mémoire et étrangement soucieux de produire de l’éphémère. Dans le parcours de Christian Boltanski, nous voulons saisir les formes artistiques d’une mutation : commençant par la collecte d’archives qui semblent s’inscrire dans la problématique de la conservation, cet artiste s’est progressivement intéressé à la création de dispositifs qui donnent à l’image numérique non plus la fonction de conserver, mais celle d’activer la mémoire et de déclencher des processus.
- 11 Christian Boltanski et Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 20 (...)
12En 1969, Christian Boltanski publie Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance. 1944-1950, qui rassemble sur neuf pages des documents comme une photographie de classe, une rédaction scolaire. Ce travail inaugure une longue série d’œuvres autobiographiques, s’apparentant plutôt à l’autofiction, où il s’agit moins pour Boltanski de parler de son enfance que de l’enfance. « Tout homme porte en lui un enfant mort » : cette idée traverse toute son œuvre. Ce thème obsessionnel qui se traduit formellement par la collecte de traces nous ramène à la problématique de la conservation comme tâche nécessaire, mais impossible de l’art. « Je pense que l’art est une tentative d’empêcher la mort, la fuite du temps… […] L’art est une sorte d’échec, un combat que tu ne peux pas gagner. […] Tu ne peux rien conserver, mais […] il est certain que tout le travail d’archivage que je fais depuis le début, cette volonté de garder trace de tout, traduit un désir de ce genre, un désir d’arrêter la mort11. » Mais Boltanski a un rapport paradoxal à la conservation : il avoue que son atelier ressemble à un chantier de fouilles dans lequel il puise, tel un archéologue, pour en extraire des documents qu’il recycle dans des compositions nouvelles, mais il affirme pourtant ne rien garder, n’avoir que peu de goût pour la conservation des vestiges de son propre passé. Ses premiers travaux dans les années 1970 relèvent déjà de cette attitude contradictoire : parallèlement aux actions, aux envois et autres productions éphémères, Boltanski accumule ces boîtes de métal rouillées et ces photographies noir et blanc qui sont devenues les éléments de son vocabulaire.
13Avec les Essais de reconstitution, les Vitrines de référence et les Inventaires, il expose des photographies dans des tiroirs ou encore dans des albums de famille pour reconstituer des vies réelles ou fictives de personnes anonymes (par exemple, L’Album de photographies de la famille D., 1970) ; il détourne des documents pour élaborer de fausses autobiographies (la Vitrine de référence de 1971 expose de faux souvenirs de son enfance) ; il fait l’inventaire d’objets devenus les reliques de personnes disparues (l’Inventaire des objets ayant appartenu à une femme de Baden-Baden de 1973 présente des meubles et des objets achetés dans une vente après décès). Dans ces travaux, le document, qu’il soit d’ordre épistolaire, administratif ou photographique, occupe une place centrale. Il y est traité comme une archive résultant d’une volonté de conservation, et non comme un document trouvé par hasard, même si dans bien des cas, il a été choisi de manière arbitraire ou a été produit par l’artiste et n’est donc pas, en tant que tel, une archive. Par ailleurs, le document est souvent falsifié : il est rare que les sources dont Boltanski se sert aient d’emblée la portée qu’il leur donne. Aussi faut-il distinguer ce travail artistique d’une démarche d’archiviste ou d’historien. Tandis que l’archiviste préserve le document, le met à l’abri de l’usure à laquelle l’exposerait la circulation dans les réseaux de la quotidienneté, Boltanski n’a que peu d’égards pour les choses, comme il en a peu pour ses œuvres matérielles, qu’il considère comme éphémères. Son geste n’est donc que facticement celui d’un conservateur. Ce travail s’inscrit ainsi dans une démarche profondément paradoxale : il s’agit de lutter contre la mort par la conservation et de présenter la conservation comme une nouvelle forme de mort.
- 12 Christian Boltanski et Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 20 (...)
14Cette problématique de la conservation concerne d’ailleurs tout autant l’archive que le musée, auquel Boltanski s’est toujours intéressé : le musée sauve aussi les œuvres de la disparition en les arrachant à leur temps et à leur lieu d’origine, et il leur donne l’air d’être comme absentes, toutes détachées qu’elles sont de la vie qui les a fait naître. Le musée mortifie ce qu’il conserve. La réification d’une histoire dans l’archive est arrachée par le musée au flux de la vita activa, pour reprendre une terminologie arendtienne. En cela, les musées sont pour Boltanski « des lieux sans réalité, des lieux hors du monde, protégés ». Et lorsque cet artiste se souvient de sa fascination d’enfant pour les vitrines du musée de l’Homme qui contenaient des objets appartenant à des civilisations perdues, il évoque aussi leur morbidité : « dans le cas du musée de l’Homme, comme dans le cas de mes Inventaires, on ne peut faire revivre personne, et ce n’est pas parce que tu étiquettes, que tu archives, que la personne est là12 ». Si le document d’archive permet de lutter contre l’oubli, il ne permet pas de lutter contre l’absence, il échoue à se faire témoignage : il n’est pas une parole vivante, mais une absence qui évoque la présence perdue. S’il permet de faire le portrait d’une personne, c’est toujours un portrait en creux. Ainsi l’archive et le musée construisent-ils une historicité, mais c’est une « historicité de mort », pour reprendre la formule de Merleau-Ponty dans Le Langage indirect et les voix du silence. Ils travaillent au profit d’une « histoire officielle et pompeuse » :
- 13 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 78.
En nous promenant dans le musée, l’idée nous vient de temps à autre que ces œuvres n’ont pas été faites pour finir entre ces murs moroses […]. Nous sentons bien qu’il y a déperdition et que ce recueillement de nécropole n’est pas le milieu vrai de l’art, que tant de joies et de peines, tant de colères, tant de travaux n’étaient pas destinés à refléter un jour la lumière triste du Musée13…
- 14 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 77.
15Mais demeure la question de savoir comment lutter contre la disparition de ces joies, de ces colères et de ces peines qui font la vie même des hommes et qui nourrissent le travail des artistes. Ni l’œuvre muséifiée, ni le document archivé n’y suffisent, parce qu’étant tributaires de ce que Merleau-Ponty appelle les « sombres plaisirs de la rétrospection »14, ils fonctionnent à rebours de l’historicité vivante du geste expressif. L’archive et le musée ne nous donnent pas à voir ce moment où, dans la vie d’un homme, la tradition qu’il reprend et la tradition qu’il fonde se nouent en un seul geste. La fonction de l’archive, comme celle du musée, n’est donc pas uniquement bienfaisante : elle fonde une conscience du passé, mais ne permet pas de lutter contre la mort. Au cours des années 1970, les œuvres de Boltanski semblent en rester à cette formulation du paradoxe de l’archive qui est une autre manière de dire l’échec de l’art, en tout cas d’un art de l’objet. Renonçant à la possibilité de lutter contre une mort qui frappe les hommes comme les œuvres lorsque la rétrospection cherche à les sauver de l’oubli, il s’agirait seulement de mettre au jour un combat perdu d’avance.
16Ce renoncement n’est pas sans lien avec l’orientation que prend le travail de Christian Boltanski au cours des années 1980. À partir de l’installation Leçons de ténèbres à la chapelle de La Salpêtrière en 1986, il rend ses œuvres indissociables d’un lieu, et progressivement, il prend l’habitude de détruire les objets exposés à la fin de chaque installation. Ainsi assume-t-il plus directement le fait que son art n’a pas vocation à transmettre des objets, mais à transmettre des idées. Cette transmission par l’idée s’ancre dans une tradition orientale plutôt qu’occidentale, celle de ces hommes qui sont au Japon des « monuments vivants ». Christian Boltanski crée des dispositifs dont la matérialité est éphémère mais dont l’idée peut être reprise et rejouée. Cependant, pour qu’il y ait reprise et rejeu, encore faut-il que le dispositif ait une force : aussi s’agit-il de produire quelque chose qui fasse de l’effet, ce qui nous ramène aux analyses de l’action et du processus développées par Hannah Arendt. La permanence est confiée à un processus en devenir, qui ne s’achève pas une fois l’installation terminée, parce que le spectateur s’est trouvé modifié en même temps qu’il a modifié l’œuvre par son parcours. L’impossible tâche de conservation cède la place à des processus dont l’interaction avec le public est le moteur et qui permettent de concevoir autrement la notion de patrimoine. Ce n’est plus la conservation d’œuvres permanentes qui assure, via la permanence de l’objet, la sauvegarde de la communauté humaine, c’est la force de processus activés par la communauté humaine ici et maintenant présente, qui constitue cette mémoire de l’œuvre conditionnant son avenir.
17Nous voulons le montrer à travers le retour sur trois œuvres récentes de Christian Boltanski, dans lesquelles le numérique joue un rôle central : Les Archives du cœur sur l’île de Teshima au Japon en 2010, l’installation Chance à la Biennale de Venise en 2011 et le projet d’enregistrement de sa propre vie, engagé en janvier 2010, suite à la proposition de David Walsh. Ces trois œuvres utilisent l’outil numérique mais n’entretiennent pas le même rapport au temps : la première est une installation permanente, la seconde a été démontée après la Biennale et la dernière n’existe qu’à l’état de processus qui ne s’achèvera pas avant la mort de Christian Boltanski. Ce que vous voudrions montrer, c’est que l’usage du numérique dans ces œuvres permet d’envisager le patrimoine sous une forme active qui surmonte l’alternative de l’éphémère et du permanent.
18Le projet des Archives du cœur a connu une première réalisation à la Maison Rouge à Paris à l’occasion du Festival d’Automne en 2008 et s’est ensuite enrichi d’enregistrements nouveaux, notamment dans la Nef du Grand Palais en 2010, en marge de la Monumenta Personnes, pour constituer un ensemble de milliers de battements de cœur, répertoriés par nom et par date :
- 15 Dossier Boltanski [en ligne] http://www.et-alors.org/dossier-dans-hors-murs/Christian-Boltanski.ht (...)
Je suis en train de constituer une « bibliothèque des cœurs ». En plus des battements de mon propre cœur, j’ai, depuis trois ans, enregistré ceux des personnes qui le souhaitaient, dans une cabine qui a fait le tour du monde, de Séoul à Berlin en passant par Stockholm. Elles perpétueront la mémoire à la manière des photographies. On pourra écouter le cœur de son père, de sa tante, parmi des centaines de milliers, tous répertoriés et nominatifs15.
19Ces archives numériques sont le prolongement d’une idée que Boltanski voulait réaliser à l’occasion du passage à l’an 2000 : celui de recenser tous les noms de l’humanité. À défaut de pouvoir donner le jour à ce projet – qui par sa durée même était rendu impossible puisqu’à chaque instant mouraient et naissaient des hommes nouveaux – il avait conçu l’installation des Abonnés du téléphone du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Les Archives du cœur vont plus loin encore puisque l’enregistrement numérique permet d’associer à chaque nom un battement de cœur. De cette façon, « l’historicité de mort » de l’archive est comme combattue par une « historicité de vie », et ce à trois niveaux différents. Les battements de cœur enregistrés font l’objet d’une double sauvegarde : dans l’île de Teshima mais aussi sous la forme d’un enregistrement remis à chaque personne s’étant portée volontaire pour l’enregistrement. Le patrimoine commun est ainsi doublé d’une sauvegarde individuelle, plus aléatoire, mais aussi plus chargée émotionnellement. À un second niveau, un grand nombre de visiteurs de l’île de Teshima a fait un long voyage et arrivé sur le site, chacun peut choisir d’écouter un battement de cœur en particulier ; l’œuvre ouvre un espace qui permet au visiteur un engagement émotionnel fort. Enfin, la puissance sonore des battements diffusés sur le site est telle qu’elle vibre en chacun : l’archive sonore entre ici en résonance avec la vie même du corps. Dans cette œuvre, il y a bien constitution d’un patrimoine par l’outil numérique, mais la conservation se trouve dépassée en expérience du corps percevant.
20Dans toutes les œuvres de Boltanski, pour corporelle que soit l’expérience, elle n’en est pas moins conceptuelle. La pièce Chance à la Biennale de Venise montre dans son dispositif monumental des photographies de bébés polonais qui défilent et s’immobilisent à la fin d’une violente sonnerie. Cette profusion d’images est propre à rendre compte d’une limite spécifique à l’enregistrement numérique : l’éphémère du numérique ne relève pas d’une dimension strictement temporelle mais tient à la multiplication des images que l’on ne peut prendre le temps de regarder ni de mémoriser. Boltanski avait déjà proposé une installation sur cette question lors de la première Triennale du Grand Palais, La Force de l’art de 2006 : son installation diffusait sur un écran géant des images d’actualité défilant à très grande vitesse, flux incessant que le spectateur pouvait arrêter en appuyant sur un bouton. Dans l’installation Chance, le dispositif est repris : dans une petite pièce, des photographies de visages d’enfants et d’adultes coupés en trois parties défilent, et le visiteur peut tenter sa chance en appuyant sur un bouton qui permet de figer et d’assembler les parties haute, médiane et basse d’un visage. S’il obtient par son geste le visage intégral d’une personne, une musique retentit et il gagne l’œuvre. L’archive originelle se trouve ici reconstituée par le visiteur qui fait naître une œuvre par un geste intégrant le hasard. Le spectateur est acteur, créateur aléatoire d’un monstre ou d’un visage humain.
21Dans le même temps, des chiffres géants défilent pour décompter selon un algorithme le nombre de morts qu’il y a chaque jour, tandis que dans l’autre pièce latérale, un autre algorithme égrène les naissances. En complément de ces pièces de l’installation Chance se trouvent installées, autour du pavillon, des chaises qui se mettent à parler aux visiteurs. Philippe Zimmermann a conçu ce dispositif qui consiste à placer sous une chaise banale de salle à manger des années 1940, années durant lesquelles est né Christian Boltanski, un magnétophone numérique déclenché par la pression du fessier du visiteur. Lorsqu’on s’y assoit, on entend par exemple : « Comment es-tu mort ? » ou « As-tu souffert ? ». Ces questions sont à la fois intimes et universelles, et renvoient chacun à son humanité générique.
22Le travail de Boltanski assure donc la transmission d’une œuvre par la médiation de ce qu’il y a de plus intime dans la vie de chacun : sa conscience et son vécu, qu’il remet en jeu par l’intervention sur l’archive numérique. Le numérique devient donc autre chose qu’une archive et participe à l’activation d’une mémoire qui excède la stricte individualité pour se charger d’une dimension générique. Dans cette activation, on peut voir l’articulation possible de la mémoire à l’Histoire, qu’analyse Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne :
- 16 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. (...)
Que chaque vie individuelle entre la naissance et la mort puisse éventuellement être contée comme histoire ayant un commencement et une fin, c’est la condition prépolitique et préhistorique de l’Histoire, le grand conte sans commencement ni fin. Mais si chaque vie humaine conte son histoire et si l’Histoire, à la longue, devient le fablier de l’humanité, plein d’acteurs et d’orateurs mais sans auteurs tangibles, c’est qu’il s’agit dans les deux cas de résultats de l’action16.
- 17 Christian Boltanski et Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 20 (...)
23C’est en effet par l’action du dispositif technique que la conversion de l’intime en universel est rendue possible et contribue à donner à l’œuvre sa dimension collective et historique. Dans le parcours de Boltanski, ce dépassement de l’histoire intime vers l’histoire commune s’opère dès les années 1970 : les inventaires exposent les vestiges banals d’une existence ordinaire, dont Boltanski a retiré tout ce qu’ils pouvaient avoir de personnel. L’intime reste de l’ordre de la projection que le spectateur de ces vestiges ajoute à leur neutralité, en voyant en eux des échos à sa propre vie. Mais cette obsession de l’ordinaire qui, parce qu’il est ordinaire, peut devenir commun et partagé par d’autres sujets, connaît sa pleine dimension dans l’un des derniers projets de l’artiste dont le numérique développe toutes les potentialités. Depuis janvier 2010, David Walsh, un collectionneur tasmanien enrichi par le jeu, a fait installer dans l’atelier de Boltanski deux caméras perfectionnées filmant son atelier 24 heures sur 24. Cette proposition n’a été acceptée par Boltanski que parce que les images sont celles de sa vie ordinaire. Offrir sa vie en exemple n’est acceptable qu’à condition de ne pas taire sa médiocrité, son goût moyen, ses occupations quotidiennes. Boltanski en fait même un des enjeux majeurs de son enseignement aux étudiants de l’École des beaux-arts de Paris : « Il est très important pour eux de connaître un artiste, et de le connaître au quotidien : savoir que je fume la pipe, que je répète toujours les mêmes histoires17. »
24La transmission de l’œuvre par l’idée et non par l’objet suppose que l’artiste lui-même témoigne de sa manière d’être au monde, manière très commune qui s’ordonne pourtant autour d’un problème très singulier. L’enregistrement permanent de ce qui se passe dans son atelier n’a ainsi rien d’impudique, car il ne révèle rien d’autre de la vie d’artiste de Christian Boltanski que l’obsession de la collecte de traces. Ces images sont envoyées en Tasmanie, dans une grotte où elles sont conservées et projetées en direct. En contrepartie, Walsh verse une pension à Boltanski. Pour que l’opération soit rentable, le milliardaire qui a financé ce projet « a parié que je mourrai dans les huit ans à venir. En attendant, il me verse un viager. Si je meurs avant, il gagne car il aura payé moins que prévu. Si je meurs après, c’est moi qui gagne. En attendant, les DVD s’accumulent et, tant que je suis vivant, il ne peut rien en faire ». Ce projet concilie ainsi plusieurs espaces-temps : le présent de l’enregistrement, sa diffusion continue dans un autre lieu, la permanence des DVD. Mais cette permanence reste trace morte tant que l’artiste est vivant, et seule sa mort rendra possible l’actualisation de l’archive numérique en de nouveaux processus.
- 18 Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 16.
- 19 Christian Boltanski et Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 20 (...)
25Tout se passe donc comme si le problème formulé par Hannah Arendt – sauvegarder le monde humain par la permanence des œuvres de l’art – se trouvait ici renversé : la sauvegarde du monde humain passe par l’évocation de sa constante dissolution, de son irrévocable médiocrité, évocation qui éveille en chacun le sentiment de son humanité et l’ouvre à la dimension universelle que recèle l’intimité. « Tout art éphémère n’a-t-il pas toujours cherché à conserver sa trace, son tracé ou ses cartographies ? », demande Christine Buci-Glucksmann18. Le numérique est l’outil qui permet le déplacement de la question de la conservation : ce n’est plus par la permanence de l’œuvre dans le temps, mais par l’ouverture d’un espace commun et de lieux transitoires que la transmission est assurée. « Mon désir de survie […] s’exprime de trois façons principales, confie Christian Boltanski à Catherine Grenier : les quelques tombes réelles que j’ai pu installer, la possibilité et l’espoir que des gens vont rejouer mon œuvre, et puis la constitution d’une sorte de vie exemplaire19. » Or, le numérique permet de se situer sur ces trois plans : les Archives du cœur sont cette tombe qu’il faut aller visiter dans un cimetière lointain, Chance se rejoue à chaque visite et aura besoin de reprises pour avoir la chance de revivre, et la captation de la vie de Christian Boltanski nous livre une vie exemplaire parce qu’ordinaire.
- 20 Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, p. 17.
26La transmission du passé ne se fait plus seulement sous la forme morte de la conservation mais sous la forme vivante d’une mémoire en acte. À la sur-objectivité des œuvres d’art répond une sur-subjectivité des hommes, le redoublement de l’intime en universel. Ce faisant, les œuvres numériques, tout comme les œuvres ressaisies par le numérique, empruntent davantage au concept arendtien de processus qu’à celui de conservation, et relèvent de la catégorie d’action plutôt que de la catégorie d’œuvre, selon la distinction proposée par Arendt dans Condition de l’homme moderne. Elles se maintiennent donc dans cette instabilité temporelle caractéristique de ce que Christine Buci-Glucksmann nomme les images « post-éphémères20 ». La mutation qui s’opère avec les processus numériques peut alors se résumer ainsi : la conservation de l’œuvre dans un lieu qui l’arrache au flux temporel cède la place à des espaces où le patrimoine se difracte en une succession d’images que seul le spectateur peut arrêter pour tenter d’agir sur un dispositif qui témoigne de son humanité. Le numérique permet ainsi d’infléchir le discours de la trace en ouvrant à la possibilité de reprises actives sous la forme de processus d’où ne s’efface pas la contingence humaine.