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Dossier thématique

Temps de l’histoire et temps uchronique

Penser autrement la mémoire et l’oubli
Edmond Couchot
History Time and “Uchronic” Time
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Les technologies numériques (ordinateurs, réseaux mondiaux de communication, multimédias, jeux électroniques ou dispositifs artistiques) ne changent pas seulement notre rapport au monde et à autrui, elles bouleversent également notre rapport au temps et affectent radicalement les fondements mêmes de notre culture. Nous sommes déchirés entre deux temporalités. L’une est propre au temps chronique, ce temps long de l’histoire, des événements retenus et fixés par l’écriture qui organise la mémoire et l’oubli, l’autre est propre aux machines et nous plonge dans un temps hors du temps, un temps uchronique où les événements cèdent la place aux éventualités. Qu’advient-il alors de notre monde quand l’écriture qui garantissait jusqu’alors la permanence de l’histoire se conforme au modèle de l’hypertexte, et se délite ? Quand le fil conducteur entre le passé, le présent et l’avenir tendu par l’histoire menace de se rompre sous l’expansion du temps uchronique ? Faut-il réinventer notre rapport au temps ? Ce texte a été présenté une première fois, sous forme d’intervention orale, lors du colloque The Digital Oblivion organisé par le ZKM.
[En ligne] http://www02.zkm.de/digitalartconservation/index.php/en/symposium-i.html [consulté le 18 octobre 2013].

1La conservation de l’art numérique, et plus généralement de la culture numérique, pose l’un des problèmes les plus complexes que les sociétés humaines aient jamais eu à résoudre dans leur rapport à l’histoire. Il ne s’agit pas, en effet, seulement de maintenir en bon état des artefacts artistiques, de les rendre accessibles au plus grand nombre, de les faire entrer dans le marché de l’art ou de redéfinir de nouveaux critères de sélection, il s’agit aussi de contribuer à l’élaboration d’une culture nouvelle dont la sphère artistique ne constitue qu’une partie. Parmi les différents facteurs qui conditionnent l’émergence de cette culture, j’ai retenu le rapport que nous entretenons avec le temps, dont le rôle s’avère décisif en ce qui concerne l’organisation de la mémoire et de l’oubli que toute société se doit de régir.

Le temps de l’histoire

2Nous avons vécu jusqu’à ces dernières années dans un rapport au temps fondé sur une conception de l’histoire dont on s’accorde à penser qu’elle est née avec l’écriture. Sa fonction consistait à enregistrer les événements vécus par la société comme dignes d’être mémorisés. Il faut remarquer toutefois qu’en ses origines, il y a plus de cinq mille ans, l’écriture servait non pas à enregistrer les faits mémorables vécus par la cité, mais à améliorer les méthodes de gestion utilisées par les grands sanctuaires pour administrer leurs propriétés foncières. L’écriture n’était pas encore au service de l’histoire, mais de la gestion des affaires et de la religion. Ce ne fut que très lentement qu’elle devint le moyen de fixer certains événements par des procédés graphiques. L’histoire, grâce à la permanence de l’écriture, donnait ainsi au passé une relative stabilité tout en garantissant une continuité temporelle entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Ce faisant, ce n’était plus seulement les richesses des cités que l’histoire gérait, c’était le sens même de ces événements, la direction et le cheminement du fil conducteur qui menait du passé à l’avenir.

  • 1  Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, p. 72.

3L’histoire constitue une composante sociale déterminante de ce temps qu’Émile Benveniste appelle le « temps chronique1 », ce temps fermement ancré dans le temps physique du monde, celui des astres, des saisons et des jours, grâce aux multiples repères que sont les calendriers, les rituels, les faits majeurs qui scandent la vie des sociétés et les structurent. Avec l’histoire, ces repères ne sont plus transmis oralement mais fixés durablement par écrit. L’écrit fait le tri entre ce qui doit être oublié et ce qui doit perdurer dans les mémoires. La maîtrise du temps chronique étant aussi décisive que la maîtrise de l’espace, elle a été constamment l’enjeu des pouvoirs religieux et politiques. Ce ne fut que très tardivement que l’écriture de l’histoire a tenté de se détacher, non sans peine, de toute forme de pouvoir et s’est constituée en discipline scientifique. Mais l’histoire n’est pas faite seulement de la science de l’histoire.

4Les techniques d’enregistrement et de transmission de l’image et du son, bien qu’elles aient considérablement augmenté la somme des événements produits par la société et rendu de plus en plus difficile la gestion sélective de l’histoire, n’ont pas fondamentalement bouleversé notre rapport au temps. En revanche, les technologies numériques sont en passe de transformer en profondeur ce rapport.

Le temps uchronique

5Pour saisir ce en quoi les technologiesnumériques modifient notre rapport au temps, il faut considérer ce qui les différencie des techniques traditionnelles. La plus radicale de ces différences réside dans le fait qu’elles donnent la possibilité à leur utilisateur de vivre des événements virtuels indéfiniment réitérables et possiblement différents dans la plupart des cas, à chaque relance du dispositif sollicité. L’utilisateur – ou plus précisément l’interacteur – peut ainsi agir sur le scénario (une suite d’images fixes ou en mouvement associées éventuellement à du texte, des sons ou de la musique), le réinitialiser à sa convenance dans les limites permises par le programme, et le rejouer autant de fois qu’il le veut. Ces événements ont la particularité de se situer hors de tout écoulement chronique. Ils se déroulent dans une sorte de temps parallèle, ou de temps hors du temps, virtuel comme l’espace auquel ils sont associés : un temps que j’ai appelé uchronique. Ce ne sont plus des événements, des faits accomplis appartenant au passé et irréversibles, mais des possibles parmi d’autres possibles, parfois même improbables. Ce sont des éventualités : des simulations d’événements qui peuvent advenir ou non.

  • 2  Dans l’anglais informatique : « restauration d’un programme », « retour aux conditions initiales » (...)

6C’est dans ces conditions que s’acquiert l’habitude du reset2, d’une remise à zéro de la chaîne des événements possibles et donnés à vivre dans la sphère isolée du temps uchronique. Ces expériences temporelles ont des effets différents, voire opposés, sur le mode de perception du temps. Elles provoquent un sentiment de puissance, de maîtrise du temps. Tout se passe comme si un réservoir inépuisable de temps était désormais à notre disposition.

7Mais les mêmes expériences peuvent entraîner aussi une sorte d’ivresse provoquée par la possibilité de relancer le scénario virtuel indéfiniment et sans s’exposer à aucun risque, c’est-à-dire sans la sanction du réel, à l’abri du temps physique et de ses échéances fatales. Cette ivresse des profondeurs du temps, source d’une nouvelle jouissance propre à l’ère numérique, s’accompagne d’un vertige difficile à contrôler. Par ailleurs, la multiplicité des éventualités déployées par le scénario, loin de faciliter la décision, tend au contraire à la rendre indécidable puisque tout mauvais choix peut être annihilé – « reseté » – et que rien n’engage l’interacteur dans le monde virtuel.

  • 3  Voir notamment l’article en ligne de Luc Bonneville « Temporalité et Internet : réflexion sur la p (...)

8Une des particularités du temps uchronique est de rompre la continuité entre le passé, le présent et le futur. Il se crée ainsi un habitus dans la perception du temps qui privilégie l’instant présent au détriment du passé et du futur. L’internet contribue très fortement à développer et à propager cet habitus. Des études sur le réseau3 ont montré que l’internaute se retrouve enfermé dans une temporalité prisonnière du présent. Il lui suffit d’un simple « clic » pour obtenir la réalisation immédiate d’une action qui aurait exigé dans le monde réel plusieurs opérations et une durée beaucoup plus longue. Dans de nombreux cas, la temporalité de l’internaute est rabattue d’une manière quasi obsessionnelle sur le « moment actuel », le « maintenant », et sur l’ici – c’est-à-dire l’écran.

9Ce présent persistant aurait la particularité de se délier de l’espace, du mouvement, de la succession causale des états mentaux au cours d’une action, et supprimerait l’avant et l’après en les comprimant à l’extrême. Ce qui nuirait à la construction subjective habituelle de la durée et provoquerait chez l’internaute la perte de la représentation du changement, l’obsession de sauver constamment du temps pour que l’avant et l’après ne forment plus qu’un seul temps condensé en un présent permanent, d’ignorer toute forme de délai et de prévision, toute projection dans le futur. Il en découlerait, chez certains sujets, un conflit psychologique entre la perception et la représentation du temps induites par l’internet et le temps objectif, quantifiable, abstrait, lié à l’espace et au mouvement, propre à la modernité.

10On objectera que tout le monde n’est pas « malade » de l’internet, et que le réseau offre de nouvelles et d’extraordinaires possibilités de communication. Mais il reste que le comportement pathologique de certains sujets révèle des tendances propres aux changements que l’internet produit dans notre rapport au temps. Un autre effet, non négligeable, du temps uchronique est de modifier notre rythme de vie en lui imposant un tempo de plus en plus accéléré. Toutes les activités sociales – du politique à l’économique, en passant par le quotidien le plus banal, le travail, l’information, les loisirs, la culture – tendent à fonctionner de plus en plus dans une impatience permanente et fiévreuse qui ne tolère aucune médiation, aucune temporisation. Effet qui n’est pas sans conséquence sur les modes d’appréciation des œuvres d’art.

De l’événementiel à l’éventuel

11Le glissement de l’événementiel vers l’éventuel altère également les rapports que l’interacteur entretient avec les formes de la narration telles qu’elles apparaissent dans les dispositifs numériques. À la narration linéaire d’événements qui ont eu lieu dans le passé et sont importés dans le présent de l’instance d’écriture, se substitue, ou se mêle, la narration arborescente des hypertextes et des hypermédias qui ont la particularité de créer les événements et leurs enchaînements au moment même où ils sont énoncés. Si certaines informations préexistent, enregistrées dans les mémoires numériques, les hypertextes et les hypermédias ne renvoient pas au passé. Ils ne ra-ppellent rien, ils ne ra-content rien, ils ne re-latent rien et plus généralement ils ne re-présentent rien. Ce qu’ils donnent à lire, à voir ou à entendre, ils le présentent pour la première fois parmi d’innombrables éventualités. Possiblement pour la dernière fois, car il arrive qu’un lecteur ne retrouve jamais le même texte, un spectateur les mêmes images, un auditeur les mêmes sons, au cours d’une deuxième navigation ; tout dépend de l’architecture des programmes et de l’action des interacteurs.

12Avec la substitution de l’éventuel à l’événementiel, le rapport à l’histoire en tant que « récit d’événements mémorables » change. L’écriture qui garantissait jusqu’alors la permanence de l’histoire se conforme au modèle de l’hypertexte, et se ramifie en d’innombrables arborescences ; le fil conducteur entre le passé, le présent et l’avenir tendu par l’histoire comme une main courante, est rompu par le temps uchronique. Les processus de décantation qui filtrent ce qui constituera la mémoire de la société et ce qui sera oublié, cessent de fonctionner selon le mode habituel. Le passé ne fournit plus à l’histoire des événements auxquels elle donnera sens, il devient un réseau d’éventualités dont le sens reste à advenir dans un futur incertain. Chacun peut reconstruire l’histoire à son idée et en offrir une version personnelle : déjà plusieurs sites web invitent l’internaute à le faire à propos de tel ou tel événement du passé ou du présent.

  • 4  Voir, sur la question du temps, Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans l’art et (...)

13Le tableau que je viens de dresser des effets des technologies numériques sur notre rapport au temps n’a voulu que souligner certaines tendances dont le développement n’est pas fatal. Il ne reste pas moins préoccupant que, lorsque nous nous appareillons aux machines numériques, nous oscillons entre deux temporalités antagoniques où l’articulation du présent, du passé et de l’avenir ne suit plus les règles traditionnelles. Nous sommes tiraillés entre le temps de l’histoire et le temps uchronique : entre une logique de l’événementiel et une logique de l’éventuel. Le problème consisterait alors non pas à jouer l’un contre l’autre, mais à tenter de maîtriser la coexistence de ces temporalités qui s’opposent, à négocier avec elles, bref à réinventer notre rapport au temps4.

14Ce qui se traduirait concrètement comment, quand ce qui est en jeu est la conservation des œuvres d’art numériques ? L’un des moyens de négociation entre le temps de l’histoire et le temps uchronique serait, par exemple, de s’inspirer du fonctionnement de la mémoire organique. Les processus mémoriels de notre cerveau ne consistent pas à aller chercher l’événement dont nous voulons nous souvenir à une adresse précise (la mémoire n’est pas localisée), mais à le recréer en activant les zones neuronales qui ont pris elles-mêmes part à l’événement et l’ont vécu. La mémoire organique est une recréation vivante ; elle est très différente de celle d’un disque dur. Ce qui fait qu’un souvenir ne se présente presque jamais exactement de la même façon à l’esprit.

15Or, la manière dont nous avons conservé jusqu’à présent les œuvres d’art est plus proche du disque dur que de la mémoire organique – un mode de conservation qui correspondait d’ailleurs à la nature physique et à l’identité fixe des œuvres qu’un moindre accident du matériau altère. Il serait donc judicieux de passer du disque dur, ou de la mémoire morte, à la mémoire vive, pour emprunter une image aux technologies numériques. Cette méthode existe dans d’autres cultures, et nous pourrions nous en inspirer. En Occident, les architectes comptent sur la dureté des pierres pour assurer la pérennité des monuments. Quand certaines parties vieillissent, on les remplace par des neuves, mais on ne reconstruit pas, sauf exception, l’ensemble de la structure. Au Japon en revanche, c’est la structure entière que l’on remplace peu à peu : la mémoire ne réside pas dans les matériaux (étant en bois, ils sont périssables par nature), elle est dans le plan. Des temples millénaires ont conservé leurs formes initiales alors qu’ils ne contiennent plus aucun matériau originaire.

16Cette méthode serait applicable à de très nombreux dispositifs interactifs, artistiques ou non, puisque l’interactivité est l’un des traits les plus caractéristiques et les plus répandus des technologies numériques. Mais il faut se rappeler que ces dispositifs n’ont de réalité esthétique et de sens que dans la mesure où ils sont activés par leurs destinataires. Ils doivent « fonctionner ». On ne saurait dans ces conditions remplacer l’expérience créatrice du dialogue interactif par un enregistrement filmique qui rejetterait l’œuvre dans la logique du disque dur.

17Le procédé, il faut le reconnaître, n’irait pas sans difficulté. Il faudrait d’abord décrire le dispositif dans un langage algorithmique approprié indépendant du matériel et de son obsolescence – problème crucial qui se pose à toutes les applications informatiques, mais qui fait actuellement l’objet de recherches avancées. En revanche, certaines œuvres, dont les œuvres collaboratives en ligne, qui s’apparentent aux performances ne pourraient être conservées. Mais souvenons-nous qu’il en allait de même pour tous les arts vivants avant les techniques d’enregistrement mécanique, optique et électronique (il ne reste de Mozart que ses partitions écrites, des portraits d’Apelle que ce qu’en ont écrit Pline ou Quintilien). Ce qui change cependant, c’est le mode d’intégration de cette volatilité. Comment capter le volatile et en transmettre une trace vivante ?

18Je n’ai fait qu’essayer ici de saisir les changements les plus profonds et les plus caractéristiques que les technologies numériques provoquent dans notre rapport au temps. J’ai évoqué un moyen possible de conserver certaines œuvres. Mais les conséquences culturelles de ce changement débordent largement la question de leur conservation. Elles retentissent dans toute la sphère de l’art. Dans la création, la circulation et la réception des œuvres, la critique, l’esthétique, l’histoire et la philosophie de l’art, la muséographie, la formation, l’économie, le rôle des institutions politiques et administratives – et encore bien au-delà dans l’ensemble de la culture pour ce qui concerne la relation homme-machine. On ne pourra donc résoudre la question de la conservation qu’en l’élargissant et en la reportant à cet ensemble.

Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974.

Bonneville Luc, « Temporalité et Internet : réflexion sur la psychologie du temps à la lumière des pratiques domiciliaires ».
[En ligne] http://www.commposite.org/index.php/revue/article/view/47 [consulté le 18 octobre 2013].

Couchot Edmond, Des images, du temps et des machines dans l’art et la communication, Paris, Jacqueline Chambon/Actes Sud, 2007.

1  Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, p. 72.

2  Dans l’anglais informatique : « restauration d’un programme », « retour aux conditions initiales », « réinitialisation ».

3  Voir notamment l’article en ligne de Luc Bonneville « Temporalité et Internet : réflexion sur la psychologie du temps à la lumière des pratiques domiciliaires ». L’étude est circonscrite aux pratiques domiciliaires de l’internet, dans le cadre du temps quotidien, mais ses conclusions n’en sont pas moins significatives, en termes de tendance, d’un usage plus général.
http://www.commposite.org/index.php/revue/article/view/47
(consulté le 18 octobre 2013).

4  Voir, sur la question du temps, Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans l’art et la communication, Paris, Jacqueline Chambon/Actes Sud, 2007.

Edmond Couchot, « Temps de l’histoire et temps uchronique », Hybrid [], 01 | 2014, 14 juillet 2014, 02 avril 2023. URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=179

Edmond Couchot

Edmond Couchot est docteur d’État et professeur émérite des universités. Il a dirigé le département Arts et Technologies de l’Image à l’Université Paris 8 pendant une vingtaine d’années et continue de participer aux recherches du centre Images numériques et Réalité Virtuelle (INREV). Son domaine d’enseignement et de recherche est celui des interactions entre l’art et la science, notamment entre les théories de l’art et l’esthétique et les sciences et technologies de la cognition. Dès les années 1965, Edmond Couchot a partagé les activités de l’Association française de cybernétique et des systèmes généraux et a créé des dispositifs électroniques interactifs réagissant au son et sollicitant la participation du spectateur. Depuis quelques années, il a repris ces recherches et participé à de nombreuses expositions internationales. Il est l’auteur de plus d’une centaine d’articles et de cinq livres dont le dernier, La Nature de l’Art. Ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, a été publié chez Hermann (Paris) en mai 2012.