1« Patrimoines éphémères » – ce couplage sonne comme un paradoxe. Qu’il s’agisse d’un monument, d’une œuvre littéraire, d’un tableau, d’un film ou d’un rituel élevé au rang de tradition, le patrimoine n’est-il pas d’abord défini par sa permanence ?
2Considérer le patrimoine comme une donnée immuable serait pourtant négliger à quel point les processus de sélection, de valorisation, de médiation et d’exposition sont déterminés par des politiques culturelles, des systèmes de valeurs, des modes et habitus changeants. Ce numéro de la revue Hybrid interroge non seulement les instances décisionnelles et les contextes socioculturels de la patrimonialisation, mais aussi les méthodes mises en œuvre pour la préservation des patrimoines, de la conservation de l’original en passant par la remédiatisation jusqu’à la reconstruction intégrale. Une première série d’articles du dossier thématique de la revue Hybrid s’articule autour de ces questions touchant à la fois à la sélection des objets patrimoniaux et aux démarches de médiation muséale dans un contexte de réception instable. L’allant-de-soi des « patrimoines permanents » s’en trouve relativisé, au point que l’éphémère apparaît désormais comme l’une des essences du patrimoine.
3Ce qui est vrai pour tout patrimoine dès qu’il est remis dans le contexte de ses processus de sélection et de médiation s’avère aussi pour les œuvres artistiques qui s’inscrivent d’emblée dans une « esthétique de l’éphémère » : tous les domaines du spectacle vivant, les arts de la rue, le land art, beaucoup d’installations, les sculptures de glaces, les mandalas en pétales de fleurs ne durent par définition qu’un temps court, et posent de façon cruciale la question de leur accès au rang de « patrimoine ». Faut-il seulement essayer de préserver ce qui échappe à la permanence ? Quels seraient dans ce cas les méthodes et supports de conservation possibles ?
4Le numérique a parfois été considéré, ces dernières années, comme une solution permettant d’enregistrer et de stocker de grandes masses de données sur des supports pérennes. Les tentatives d’enregistrement intégral du web ont pourtant montré qu’il est non seulement impossible de préserver en détail un ensemble pertinemment changeant, mais qu’il manque à une telle entreprise deux composantes essentielles de la patrimonialisation : une médiation raisonnée permettant au lecteur de tracer ses chemins dans ces ensembles de données, et un support de stockage fiable. Les créateurs et producteurs de contenus numériques, tout comme les institutions chargées de leur préservation, ont dû en effet se rendre à l’évidence qu’il ne suffisait pas de stocker pour préserver, et que le dispositif numérique lui-même était éphémère. Les ordinateurs changent de vitesse de calcul, les fabricants d’outils transforment leurs produits, de nouveaux supports de création et de consultation émergent alors que d’autres outils-logiciels « passent de mode », les serveurs et les supports s’usent…
5Le caractère intrinsèquement éphémère de certaines œuvres d’art et de littérature numérique met en question ces caractéristiques du dispositif numérique, les exacerbant parfois jusqu’à ériger la labilité, l’instabilité, la nature procédurale et performative de l’œuvre en principes esthétiques fondamentaux. Un deuxième ensemble de textes présente d’une part des œuvres, démarches de création et « esthétiques de l’éphémère » pré-numériques et numériques ; il propose d’autre part des solutions pour arriver « malgré tout » à des formes de collection, de préservation, d’exposition, bref, de patrimonialisation de ces œuvres.
6Les contributions de ce numéro convoquent des approches en histoire des arts, sciences de l’information et de la communication, esthétique, philosophie, arts plastiques et études littéraires, engageant le lecteur dans une hybridation des points de vue qui non seulement induit une relecture du concept de patrimoine sous l’angle de l’éphémère, mais apporte des propositions et solutions inédites pour créer, archiver, exposer en pleine conscience du statut de l’œuvre numérique.
- 1 Voir, sur ces questions, Bernadette Dufrêne (dir.), Numérisation du patrimoine. Quels accès ? Quel (...)
7L’éphémère est-il donc l’âme du patrimoine ? La courte durée, la vocation à l’oubli sont-elles, paradoxalement, constitutives du patrimoine1 ? Patrimoines tombés en désuétude, comme ces églises dont l’entretien est jugé parfois trop coûteux, ces statues renversées dont l’histoire récente nous fournit maints exemples, ces créations vouées à la disparition avec le consentement ou non des artistes, patrimoines, au contraire, redécouverts grâce à la formation de nouvelles communautés sur des plateformes de partage comme YouTube ou dans des réseaux de recherche, loin de l’idée reçue selon laquelle le patrimoine installerait ses objets dans une pérennité immuable : ce serait l’éphémère qui définirait la condition patrimoniale.
- 2 Jean Davallon, Le Don du patrimoine, Paris, Hermès, 2007.
8Le patrimoine, comme on l’a bien montré2, est ce que du passé l’on sélectionne au présent pour une transmission, c’est-à-dire une pensée de l’avenir. La pluritemporalité est ainsi inhérente au concept même de patrimoine. Par ailleurs, la pragmatique du patrimoine – son incarnation dans une logique de l’action et dans des dispositifs – nous amène à nous interroger sur la durée, ou plutôt la durabilité (sustainability), du patrimoine. Dans cette perspective, il s’agit, dans un premier temps, moins d’identifier une catégorie « patrimoines éphémères » que de poser à un niveau plus large la question du patrimoine au regard de l’éphémère, et d’abord au niveau du filtre patrimonial.
- 3 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, t. 1 : Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.
9Ce que l’on désigne comme filtre patrimonial, ce sont les opérations de patrimonialisation – la collecte, la sélection et la documentation – par lesquelles un objet acquiert un statut qui lui vaut d’être préservé et conservé. C’est dire que le patrimoine ne peut se confondre avec la création, dont l’expression est multiforme mais dont seule une partie accède au statut de patrimoine. En effet, il n’y a pas de patrimoine sans filtre, sans intentionnalité. Le patrimoine est avant tout un regard que l’on pose sur un objet ayant sa matérialité propre, ce que Gérard Genette désigne comme l’immanence des œuvres3. Même le patrimoine dit « immatériel », comme la musique, la danse, les savoir-faire des métiers d’art ou les documents numériques, possède une matérialité et partage avec les autres formes de patrimoine des propriétés venant de l’histoire de sa production et de sa réception.
- 4 Louis Quéré, « L’espace public comme forme et comme événement », in Prendre place. Espace public e (...)
10Or, c’est par la réception que se construit la dimension patrimoniale. En effet, s’il est incontestable que ce qui va être patrimonialisé existe bel et bien sous la forme d’une présence immanente, soit physique soit idéale, c’est pour sa valeur symbolique, sa valeur de signe qu’il se trouve projeté vers le futur. Krystof Pomian a introduit le terme de sémiophore pour caractériser cet aspect de l’objet patrimonial4. Le patrimoine s’institue donc au présent, dans l’événement de la réception, dans la constitution d’un regard sur un objet. En ce sens, il n’est pas dissociable des communautés qui désignent un objet comme objet patrimonial, qu’il s’agisse du regard autorisé des représentants de la culture légitime au sens de Bourdieu – celle, verticale, des institutions patrimoniales ou du monde universitaire – ou de celui des communautés d’amateurs qui ont émergé sur le web. L’article de Benjamin Barbier consacré à la préservation du jeu vidéo par les amateurs en donne une belle illustration, retraçant ce processus qui fait basculer le statut d’un objet usuel vers celui de patrimoine comme « construit social » ; l’exemple de la collecte de sites web de critique amateurs en est un autre exemple, évoqué par Iris Berbain et Cécile Obligi qui se sont penchées sur la collecte des éphémères du spectacle par la Bibliothèque nationale de France.
11Si l’on a pu penser alors que le patrimoine était une sorte de présent éternel, c’est parce que depuis le xviiie siècle s’est développé l’appareil des institutions qui en garantissent la conservation, grâce au stockage et l’étude. Pourtant il ne s’agit là que d’une illusion d’optique. La pérennisation du patrimoine par les musées, bibliothèques ou archives ne doit pas occulter l’autre aspect du travail de mémoire, l’actualisation voire les réactualisations, les réévaluations en cours. De cette capacité d’actualisation de la mémoire témoignent l’ouverture de nouveaux départements, de nouveaux fonds ou l’évolution des politiques d’acquisition aussi bien que l’émergence de nouveaux sites sur le web, de nouvelles formes de traitement de l’information en matière de patrimoine. Marc Kaiser montre ici cette évolution à travers l’exemple du disque vinyle. L’histoire de leur conservation illustre comment le disque a acquis progressivement une valeur patrimoniale : d’abord comme trace qui donne à percevoir, selon les époques, les valeurs culturelles dominantes et les conditions de production et de réception, ensuite à travers la lutte menée par certains acteurs pour que le disque soit envisagé comme œuvre artistique et culturelle, comme un « contenu patrimonial à part entière ». Un cas semblable est présenté par Iris Berbain et Cécile Obligi : programmes, affiches, et aujourd’hui sites web de spectacles, ces patrimoines encore peu exploités par la recherche témoignent pourtant du « champ de production » de l’œuvre.
12Ces actualisations du travail mémoriel sont aussi à rapprocher des musées éphémères de Francis Haskell, c’est-à-dire du phénomène des expositions temporaires qui reconfigurent en permanence le sens d’une collection. Elles sont une caractéristique de la collection numérique : celle-ci peut être reconfigurée selon plusieurs axes de lecture, comme le montrent par exemple le Centre Pompidou virtuel, le site du musée du Quai Branly ou le projet Immaterial Art Stock présenté par Aurélie Herbet. Certaines de ces initiatives envisagent le patrimoine numérique, comme l’exprime Gaëlle Périot-Bled, non pas au sens d’une conservation qui échoue à sauver les œuvres de la disparition, mais au sens d’une sauvegarde processuelle agissant sur l’œuvre.
- 5 Michel Melot, Mirabilia. Essai sur l'Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, Gallimard, (...)
13Michel Melot cite cette belle phrase de Germaine Krull à propos de la photographie, qui vaudrait aussi pour l’approche du patrimoine au regard de l’éphémère : « Chaque angle nouveau multiplie le monde par lui-même5. » Cette relance continue et multiforme du sens inscrit le patrimoine du côté de l’éphémère. C’est ce que Benjamin Barbier montre dans sa contribution : le processus de patrimonialisation n’entraîne plus de manière quasi automatique une accession de l’objet patrimonialisé au rang d’objet culturel légitime.
14L’émergence de nouvelles communautés patrimoniales contribue également à ancrer le concept de patrimoine du côté de l’éphémère. La valeur de sémiophore est instable dans la mesure où elle est soumise aux mutations du regard, mais aussi parce que le champ du patrimoine, jusqu’à la récente reconnaissance par l’Unesco du patrimoine numérique, se trouve en extension permanente.
15Si le classement en fonction d’une valeur confère à un objet un statut patrimonial, la valeur elle-même ne se décide qu’au sein de communautés, qui peuvent être scientifiques, culturelles, citoyennes ou simplement d’amateurs. Cette diffraction du patrimoine en patrimoines traduit une relative indétermination des valeurs qui président aux procédures de classement et plus généralement aux processus de patrimonialisation – problématiques pointées avec acuité par Fred Forest dans sa contribution à ce numéro. Même si en France les grands programmes d’inventaire sont le fait de l’État, seules les limites territoriales et chronologiques étant fixées, la question de la valeur n’est pas pour autant éclaircie.
- 6 Jean Davallon, Le Don du patrimoine, Paris, Hermès, 2007.
16La variabilité du patrimoine est une véritable gageure d’une politique de conservation. Faut-il tout conserver, comme le préconisait par exemple Henri Langlois pour le musée du cinéma ? Au contraire le patrimoine, en tant que « filiation inversée » (pour reprendre les termes de Jean Davallon6) induit-il un droit à l’oubli ? Au moment où la Bibliothèque nationale de France (BnF), sur le modèle du dépôt légal, tente d’archiver tous les sites web, où des bibliothèques numériques comme Europeana ou la World Digital Library entreprennent des collectes à une échelle transnationale, la logique du stockage et de l’accumulation qui était déjà un modèle que l’on pouvait rencontrer dans la politique d’institutions patrimoniales, doit-elle l’emporter sur celle de l’appropriation, par une communauté, d’objets sélectionnés pour leurs propriétés symboliques, au détriment d’autres rejetés dans l’oubli ?
- 7 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 153.
- 8 Louis Quéré, « L’espace public comme forme et comme événement », in Prendre place. Espace public e (...)
17En d’autres termes, doit-on envisager l’espace numérique avant tout comme un espace de stockage, ou prendre aussi en compte la nature du web comme espace de publication ? Dans la première perspective, le numérique introduirait un bouleversement du rapport au temps et à l’espace, « l’impossible oubli » comme dirait Milad Doueihi, symptomatique d’une « nouvelle ère », d’une époque de l’histoire sans lacunes, de la bibliothèque complète et universelle, d’une sorte de mémoire collective de l’humanité accompagnée par les mémoires des individus circulant sur le réseau7. L’approche phénoménologique de l’espace public – selon laquelle il se manifeste dans la mesure où « il configure un milieu d’action et de relation », où « il informe les manières de se comporter, les manières de se rapporter les uns aux autres, ainsi qu’aux lieux et à ce qu’ils contiennent, tout en étant produit et rendu sensible par ces manières »8 – ne permet-elle pas davantage de rendre compte de la manière dont le patrimoine, conçu dans sa diversité et sa variabilité, constitue néanmoins une forme particulière d’espace autour de valeurs négociées dans une pluralité de communautés ? À cette variabilité sont associées différentes formes de temps, du temps long de l’institution au temps court des projets patrimoniaux.
18Si la question de l’éphémère a émergé dans le champ de la recherche, c’est qu’elle se pose avec une acuité particulière depuis les années 1990. Les propriétés mêmes du numérique ont induit cette pensée de l’éphémère et ont fait naître des inquiétudes concrètes.
- 9 Bruno Bachimont, « Pour une critique phénoménologique de la raison computationnelle », in E-dossie (...)
19En effet, le numérique, loin d’homogénéiser l’écriture du patrimoine, a suscité une diversité d’encodages. Pour bien comprendre ce phénomène, rappelons que le numérique comprend deux niveaux distincts, décrits par Bruno Bachimont : « l’idéalité computationnelle », d’une part, et « l’effectivité numérique »9, d’autre part. L’idéalité computationnelle repose sur l’indépendance vis-à-vis du substrat matériel (le fichier binaire reste le même, quel que soit le support matériel) et sur ce qu’on appelle la formalité (les contenus binaires sont des signes dont l’utilisation ne peut que venir de conventions de lectures externes – les formats). Cette « idéalité », propre au calcul et au formalisme, se heurte dans sa réalisation effective à l’architecture des machines et à la diversité des formats (« l’effectivité numérique »). En outre, cette diversité des encodages mène vers une instabilité du design des interfaces à travers lequel le patrimoine est donné à voir et à comprendre. Dès lors, le sentiment de l’éphémère repose sur le constat de l’obsolescence des supports numériques (à laquelle la BnF a apporté une réponse en développant une politique de migration des contenus, comme le montre l’article d’Iris Berbain et Cécile Obligi), mais aussi sur le problème de la compatibilité des formats (quand bien même s’affirme aujourd’hui le souci de rendre interopérables les systèmes d’information). Non indexé, non décrit pour en permettre le repérage – non pourvu, donc, de métadonnées –, le patrimoine numérique n’existerait pas. La diversité des encodages et leur renouvellement accéléré ont ainsi renforcé le sentiment d’un patrimoine éphémère non plus seulement en raison de sa réception, mais aussi du fait de l’histoire de sa production.
- 10 Yves Jeanneret, Penser la trivialité, vol. I : La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès, (...)
20En faisant de l’objet hier sacralisé un objet aujourd’hui « trivial », au sens qu’Yves Jeanneret donne à ce terme – conforme à son étymologie – d’objet qui circule et qui de ce fait peut être réapproprié10, le numérique ne le prive pas pour autant de sa propriété essentielle, celle de sémiophore. Par son inscription dans des usages expographiques, scientifiques, documentaires, il lui confère aussi une valeur de document. Et, pourvu que l’on considère la constitution de cette archive ouverte du patrimoine, cet effort diffus de rendre public ce qui compte, on peut se demander si l’on n’assiste pas aujourd’hui, à travers ses multiples déplacements et métamorphoses sur le web, à une resacralisation paradoxale du patrimoine.
- 11 Sur l’esthétique du flux, voir aussi Alexandra Saemmer et Bertrand Gervais (dir.), Protée, no 39, (...)
21Dès lors, pourquoi s’étonner si artistes et auteurs se sont confrontés au caractère intrinsèquement éphémère de l’œuvre d’art numérique et se sont questionnés sur ce qui, malgré l’obsolescence des machines, des architectures et des formats, peut être préservé comme traces d’existence ? L’œuvre d’art numérique cristallise des interrogations déjà posées par d’autres œuvres marquées par une matérialité précaire et une durée courte – les arts de la scène, les installations biodégradables, la performance –, alors que ses supports et dispositifs ont d’abord été investis d’un imaginaire de la permanence, d’un espoir de pérennité. Non seulement certaines œuvres numériques nous invitent à un regard réflexif sur ces imaginaires en déjouant devant nos yeux les rêves de permanence ; non seulement elles posent, à travers leur inscription dans les flux de données du web pertinemment changeants11, la question de la réception partagée et de l’interprétation : avant tout, leur préservation nous ramène vers ce qui pourrait encore constituer l’œuvre et son cadre, son immanence, sa substance et son essence.
- 12 Cf. Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.
- 13 Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet : les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Éditio (...)
22Au lieu de considérer la labilité inexorable du dispositif numérique comme une menace pour la réception et la patrimonialisation, ne faudrait-il pas plutôt repenser les catégories d’« œuvre » et de « parergon »12, et considérer l’instabilité comme une caractéristique fondamentale de la création ? Comme l’affirme Jean-Paul Fourmentraux, l’œuvre se trouverait dans ce cas non plus seulement dans ce qui est donné à voir, mais aussi dans le dispositif-cadre qui la fait exister13.
- 14 Cf. Alexandra Saemmer, « Face aux disparitions aléatoires de l’œuvre numérique. Réponses esthétiqu (...)
23Dans les années 1990, beaucoup d’artistes du numérique ont simplement ignoré l’instabilité du dispositif, créant dans l’ici-et-maintenant comme si le cadre de production et de réception de l’œuvre numérique était immuable. Cette esthétique, que l’on pourrait appeler « de surface14 », met l’accent sur les textes, les images, les vidéos et animations visibles à la surface de l’écran et considère ceux-ci comme des « modèles » figés, selon les termes de Christine Buci-Glucksmann, et non pas comme des flux instables. Beaucoup de projets artistiques pour tablette et liseuse s’inscrivent aujourd’hui encore dans cette démarche, qui a pourtant rapidement montré ses limites.
- 15 Brian Kim Stefans, The Dreamlife of Letters, 2000. [En ligne] http://collection.eliterature.org/1/ (...)
- 16 Ce fichier-source a été mis à la disposition d’Alexandra Saemmer par Brian Kim Stefans dans le cad (...)
24Le projet The Dreamlife of Letters de Brian Kim Stefans15, l’un des poèmes animés les plus connus et commentés de la poésie numérique, propose des animations textuelles subtiles, quine s’actualisent cependant pas de la même façon sur différents ordinateurs. L’examen du fichier-source16 permet certes de constater comment le déroulement et la temporalité des animations ont été planifiés par l’auteur, mais ce fichier n’est pas accessible au public. Sur un ordinateur portable vieux de dix ans, toutes ces animations sont distinctement perceptibles ; sur un MacBook datant de 2008, les animations tournent légèrement plus vite et semblent moins marquées ; sur un ordinateur de bureau récent, certaines deviennent imperceptibles. Dans ce dernier contexte de lecture, le récepteur n’a plus aucune chance d’accéder à l’animation planifiée par l’auteur ; il ne pourrait même pas la soupçonner, car le fichier-source contenant le programme informatique de l’œuvre est habituellement inaccessible. Les transformations de cette œuvre montrent par excellence la nécessité d’une différenciation entre l’idéalité computationnelle et l’effectivité numérique proposée par Bruno Bachimont.
25Qu’est-ce alors que l’œuvre numérique ? Les effets des médias sur la surface de l’écran ? Le programme, l’outil-logiciel ? Le système d’exploitation, la machine ? Et qu’en faudrait-il préserver dans une démarche de patrimonialisation ? Dans le cas d’œuvres comme The Dreamlife of Letters, deux possibilités se profilent : soit l’œuvre se retrouve inscrite dans son contexte impermanent « malgré elle », et ce qui se serait préservé correspondrait à plusieurs états d’actualisation, à un « pouvoir d’agir », comme le dit Philippe Bootz dans sa contribution, infiniment a-présent, situé dans un « temps uchronique » (Edmond Couchot) ; soit l’œuvre se trouve capturée en format vidéo, idéalement sur la machine utilisée par l’artiste lors de l’acte de création, ce qui correspondrait mieux à l’esthétique de cette œuvre non interactive et non générative, mais la priverait de sa nature programmée. Le lecteur pourrait donc éprouver face à cette capture le même malaise qui l’envahit peut-être, lors de la visite de l’étage du Museum der Modernen Kunst à Vienne consacré à l’actionnisme viennois : les vidéos documentaires, séparant la performance de son parergon initial, ne sont plus qu’un pâle reflet de l’essence des œuvres. Leur pouvoir d’agir semble comme aseptisé.
26Certains artistes, conscients de la labilité des dispositifs numériques, refusent les démarches documentaires et réclament le « bon » cadre de réception, donc la machine originale, pour toute réactualisation de l’œuvre – exigence qui, avec le temps, se heurtera pourtant à l’impossibilité de conserver des machines, des logiciels, des systèmes d’exploitation devenus obsolètes. Cette exigence fait penser à l’utopie de la « machine-auteur » discutée par Philippe Bootz, où il s’agirait de reconstruire le cadre idéal pour l’actualisation du projet-auteur, soit par des démarches de programmation comme l’émulation, soit par l’utilisation de la machine sur laquelle l’œuvre a été créée.
27Cette esthétique peut être appelée « mimétique ». Elle se retrouve dans beaucoup de projets de préservation du patrimoine numérique discutés dans ce numéro, même si elle n’est pas toujours abordée comme un idéal, mais plutôt comme une solution provisoire « faute de mieux », un palliatif assumé avec clairvoyance : dans le domaine du jeu vidéo, comme le montre Benjamin Barbier, l’émulation de jeux historiques est ainsi prise en charge par des communautés d’amateurs afin de rendre accessibles des créations considérées comme « dignes » d’être transmises malgré les changements induits par l’émulation. Dans le domaine des créations artistiques au sein d’espaces immersifs partagés comme Second Life, l’initiative de préservation présentée par Aurélie Herbet vise également à rendre accessibles des œuvres parfois devenues obsolètes en les faisant migrer, en les remédiatisant parfois, malgré les risques inhérents à la démarche. Dès qu’il s’agit d’exposer l’œuvre numérique, de la rendre accessible, la question de savoir ce qui peut être reconstitué de l’œuvre disparue se pose en effet avec acuité.
28Enregistrer ne signifie pas patrimonialiser, conserver ne suffit pas à transmettre, affirme Nicole Denoit dans son article. Même si l’on ne peut qu’être d’accord avec Christine Buci-Glucksmann affirmant que l’œuvre-performance, et en particulier l’œuvre numérique, doit être désormais considérée comme un processus ; même si l’on ne peut qu’approuver l’idée que le code informatique constitue une sorte d’abstract de l’œuvre, le seul élément pérenne indépendant de l’architecture de la machine et de son obsolescence (Edmond Couchot), il faut se demander si cet abstract peut être considéré comme l’« original », l’état de référence d’une démarche de patrimonialisation. Est-il possible de comparer le programme de l’œuvre numérique à la partition d’une œuvre musicale, et de mettre en place des démarches de préservation (ou de restauration) inspirées du spectacle vivant ? Mais celles-ci sont-elles suffisantes ? Rien n’est moins sûr.
29Soulignons, avec Philippe Bootz, l’importance que revêt la collecte de documents – captures d’écran et états d’actualisations, notes d’intention et traces de réception – qui complètent la préservation du programme lui-même, et qui constitueraient cette « archive vivante » annoncée par Aurélie Herbet. Mais la patrimonialisation de l’œuvre numérique pose aussi la question de ce qui peut être exposé au public : une documentation, un état de l’œuvre, l’abstract du programme ? ou une remédiatisation qui se voudrait quand même la plus « fidèle » possible ?
30Doit-on déstructurer la matérialité de l’œuvre pour atteindre des degrés de perception interdits par les dispositifs de lecture actuels ? Vaut-il mieux préserver un « pouvoir d’agir » de l’œuvre, plutôt que sa matérialité ? Quel serait le « devoir de préservation » des instances traditionnellement investies de la gestion du patrimoine artistique ? Comme le thématisent ici Fred Forest et Edmond Couchot, la patrimonialisation de l’art numérique induit des interrogations sur sa valorisation auprès du public, et sur son entrée possible dans le marché de l’art.
- 17 Grégory Chatonsky et Reynald Drouhin, Revenances, 2000. [En ligne] http://chatonsky.net/works/reve (...)
31Une troisième réaction face à l’instabilité du cadre de lecture numérique consiste à « réenchanter » celle-ci en l’investissant d’un « sublime technologique ». Cette tendance constitue le principe esthétique de certaines œuvres numériques comme Revenances de Grégory Chatonsky et Reynald Drouhin17, œuvre navigable en 3D, rendant sensible le caractère spectral de nos identités numériques. L’esthétique du réenchantement mystifie les relations entre les matérialités et les significations potentielles générées par la mise en mouvement, les contenus des mots et des images, les sons et les gestes interactifs, afin de suggérer l’existence d’un indicible, d’un irreprésentable, perceptible seulement à travers une exploration participative et communautaire de l’œuvre.
32À la surface de l’écran, l’indicible pourrait être rendu sensible par le biais de l’intermédialité. Textes, images et sons sont combinables à l’infini, et dans n’importe quel ordre : ce qui compte n’est plus la production d’une « image-modèle » fixe ; est visée une expérience du présent de l’œuvre, constitué d’un magma sublime de sons, d’images et de mots libérés de l’obligation de faire sens.
33Au niveau des relations entre l’œuvre et le dispositif numérique instable, l’irreprésentable se manifesterait à travers les failles et les interférences dues à cette instabilité. Enveloppée de mystère, l’instabilité n’est pas seulement prise en compte dans cette démarche – elle est censée ouvrir l’accès à un « sublime technologique » où la machine apporterait la nouveauté par elle-même. Cette instabilité est alors littéralement investie, ouvrant la voie à certaines utopies trans- ou posthumanistes. Pour Edmond Couchot, la conservation de l’œuvre numérique pourrait ainsi s’inspirer du fonctionnement de la mémoire organique comme recréation vivante.
34L’approche la plus radicale face à l’instabilité du cadre de lecture numérique consiste à laisser l’œuvre se décomposer lentement à travers le temps, à la laisser changer de formes et d’actualisations, assumant pleinement le fait que l’incident et l’imprévisible s’inscrivent dans l’interprétable. Cette esthétique de l’éphémère se trouve originellement inscrite dans de multiples formes artistiques pouvant inspirer les réflexions sur la patrimonialisation : arts de la scène, land art, installations, sculptures d’ombres présentées par Claire Kueny, qui se situent entre l’éphémère et le monument, entre apparition et disparition, évocations « en creux », performances numériques, et combien d’autres formes qui sont autant d’apprivoisements artistiques d’une inéluctable et indispensable destruction, selon Nicole Denoit… Comme le montre Gaëlle Périot-Bled, l’apparition des actions et performances comme mode d’expression n’implique pas la disparition du souci de permanence, mais modifie la manière dont on l’envisage : non pas comme une forme immuable, mais comme un développement infini de processus déclenchés par l’activité humaine.
35L’œuvre comme reflet d’un monde où tout est passage éphémère, où l’ici et le maintenant ne font plus jamais retour, n’est pas forcément porteuse d’une vision désenchantée. Lorsque la labilité du dispositif agit sur les événements de surface planifiés par l’auteur d’une œuvre numérique, c’est avant tout la relation potentiellement signifiante entre les portions média, textes, images, sons, mouvement et gestes interfaciques qui se trouve bouleversée. Selon Edmond Couchot, ce glissement de l’événementiel vers l’éventuel se repère dès les premiers hypertextes et hypermédias, qui créent les événements et leurs enchaînements au moment même où ils sont énoncés – ils ne représentent pas, ils présentent pour la première fois. Même si cette situation d’énonciation particulière semble en effet valable pour le processus de réception d’un hypertexte (selon l’idée que chacun peut construire l’histoire à son idée), certains auteurs d’hyperfictions peuvent pourtant encore anticiper des relations signifiantes entre textes et images reliés : l’hypertexte préfigure toujours des enchaînements de lecture en reliant textes et images, même si ces enchaînements peuvent être activés dans divers ordres par le lecteur. Voilà pourquoi l’« esthétique de l’éphémère » défendue par certains artistes et auteurs du numérique semble naturellement tendre vers l’objeta-média,où la mise en relation entre les portions média, les mots et le son par exemple, est assurée par des processus aléatoires – et non plus par la seule intentionnalité de l’auteur, de toutes façons contrecarrée par l’instabilité du dispositif.
- 18 Christine Buci-Glucksmann (2003), Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée.
36Ce caractère labile de l’œuvre numérique est accueilli par l’artiste avec mélancolie, comme le montre Christine Buci-Glucksmann dans Esthétique de l’éphémère, dans le regret de la coupure du temps et de la mémoire qui s’effrite, ou au contraire comme une vibration sensible, vide positif, tissage à modulations18. Des auteurs comme Philippe Bootz incluent ainsi le caractère instable du dispositif dans leur projet tout en assurant, par des procédures de programmation adaptative, un résultat esthétiquement satisfaisant : « La Série des U », consultable dans ce numéro, en donne un exemple probant.
37Christine Buci-Glucksmann appelle à une forme de valorisation positive de l’impermanence : « Tout art éphémère n’a-t-il pas toujours cherché à conserver sa trace, son tracé ou ses cartographies ? » Dans les faits, il est sans doute difficile d’accepter l’impermanence dans toute sa radicalité. Renoncer à la durée de l’œuvre, n’est-ce pas, pour son créateur, renoncer à l’aura mythique de l’artiste, et à l’indemnisation, symbolique ou matérielle, de l’effort de création fourni ? Et qu’en est-il du « plaisir de la réception » face à des œuvres initialement conçues comme des spectacles vivants, performances sensibles et expériences communicatives, lorsqu’elles deviennent cartes, partitions et abstracts, matériaux documentaires, pièces de musées ? De façon plus générale, l’œuvre peut-elle conserver un « pouvoir d’agir » lorsqu’elle est patrimonialisée ?
38C’est au regard de ces paradoxes éminemment contemporains, questionnant l’actualisation de l’essence de toute création dès qu’elle accède à un statut de patrimoine, que nous invitons le lecteur à découvrir ce premier numéro de la revue Hybrid.