Devons-nous nous efforcer de rendre pérennes les œuvres relevant des patrimoines éphémères ? Ou devons-nous passer notre route… sans détourner la tête ?
Résumé
Mon intervention dans ce premier numéro de la revue Hybrid met en avant ma pratique artistique et les problèmes d’obsolescence auxquels sont confrontés les artistes qui travaillent sur les nouveaux supports numériques, notamment sur l’internet. La conservation de leurs travaux devient problématique compte tenu de l’évolution permanente, à un rythme accéléré, des techniques, des machines elles-mêmes, des logiciels et des modes de faire. Cette évolution conditionne les paramètres esthétiques eux-mêmes. Le changement de paradigme oblige les artistes et tout être humain à s’interroger sur la pérennité et l’archivage dans une société en mouvement perpétuel, qui privilégie le temps réel, mais quelque part rejoint la sagesse, voire la lucidité, de la philosophie bouddhiste.
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1Sur le thème des « patrimoines éphémères », c’est une illustration pratique et concrète que je voudrais proposer dans cette contribution. Une illustration pratique des problèmes auxquels se trouve confronté l’artiste digital par rapport à l’obsolescence permanente des produits qu’il crée. Je vais m’efforcer de le faire après un propos liminaire tendant à rappeler brièvement la nature de ces problèmes. Des problèmes qui relèvent de sources diverses : changement de vitesse de calcul sur les ordinateurs, changement des logiciels, changement des outils de création et de leurs configurations pour le traitement de la « matière » digitale, évolution des normes pour les différents supports de visualisation. Ou, plus simplement, pertes dommageables d’informations, à la suite d’erreurs humaines ou encore d’accidents divers d’ordre électronique. Ensuite, mauvaise volonté, laxisme ou incompétence d’intermédiaires techniques auxquels l’artiste recourt nécessairement, empêchant parfois le partage des codes source entre informaticien-programmeur et artiste-concepteur : problème qui pose la question fondamentale de ce qu’est l’œuvre numérique, de ce qui constitue sa substance. Et pour terminer, manque de moyens économiques minima pour la sauvegarde des productions : situation endémique du fait que ce genre d’œuvres ne disposent pas encore d’un marché véritable et que les institutions ont été souvent défaillantes sur le sujet, en ce qui me concerne en tout cas…
2Contrairement aux œuvres du passé dont la matérialité des supports induit une certaine stabilité temporelle, la nature des œuvres dites numériques est intrinsèquement liée, dans le temps, à l’outil qui a servi à les produire. L’outil fait partie de l’œuvre. Cet outil est d’une part composé d’éléments matériels, composants électroniques, puces, diodes, capteurs, câbles ferreux et non ferreux, silicium, etc., et d’autre part de protocoles d’ordre mathématique, de pures abstractions sans chair ni matière, que l’on nomme des logiciels. L’hybridation heureuse des premiers et des seconds constitue des sortes de machines qui servent à la fois de support, de concept et, pour ainsi dire, d’âme aux œuvres produites. S’il vient à ce que l’un de ces éléments matériels ou immatériels ainsi hybridés soit défaillant et que la machine (l’outil en question) ne fonctionne plus, l’œuvre du même coup disparaît, ravalée tout au plus au statut d’œuvre conceptuelle. Faudrait-il dans ce cas que soient présentés à l’amateur d’art les reliquats matériels qui composaient la machine, assortis des partitions informatiques rédigées et transcrites sur papier, par imprimante, voire à la main (pour les nostalgiques) ? Une telle démarche pour pallier au non-fonctionnement de l’outil informatique ne resterait qu’un subterfuge : l’œuvre en question ne pouvant exister, en tant que telle, que dans l’outil en fonctionnement…
3Pour la création de ses œuvres comme pour leur entretien, l’artiste recourt nécessairement à des techniciens informatiques. Ce cas de figure existe également de longue date dans le cinéma, où le réalisateur est un chef d’orchestre qui dispose d’un certain nombre d’« outils » humains. Il n’est nullement obligatoire pour sa formation, ni même utile diront certains, de posséder une double entrée, d’artiste-réalisateur et d’informaticien, pour produire une œuvre de « génie ».
4Dans l’art numérique s’est pourtant hélas instaurée peu à peu une confusion regrettable (sous l’emprise des critères technicistes dominants auxquels nous sommes soumis) entre ces deux fonctions : celle qui est dévolue à l’art et à l’artiste, et celle qui relève stricto sensu d’une formation scientifique ou technique. On constate souvent que les concepts qui régissent l’art sont gommés au seul bénéfice de la performance technique, qui fait abusivement fonction d’art et se trouve présentée comme telle. Qu’on ne se méprenne pas ici sur mes propos, auxquels je m’empresse d’ajouter que bien sûr certains créateurs peuvent faire preuve d’une très grande inventivité dans leur propre domaine, celui de l’informatique ; mais ce domaine n’a rien à voir, que je sache, avec celui de la créativité performative dans l’art…
5Cet état de fait met en évidence la confusion des genres et des valeurs à laquelle nous assistons dans nos sociétés. Certes faudrait-il encore pouvoir définir ce qu’est l’art… Pensant à Marcel Duchamp qui a transformé un objet industriel (son porte-bouteille par exemple) en œuvre d’art, nous attendons encore qu’un informaticien en fasse autant d’un protocole informatique… C’est à ce moment, et à ce moment-là seulement, que l’informaticien en question pourra se prévaloir du double statut d’artiste et de technicien. Ce qui peut, à mon sens, très bien advenir demain, si jamais le contexte s’y prête (l’art étant lui-même essentiellement une question de contexte idéologique et non de vérités d’ordre scientifique) ; mais ce cas de figure n’est pas encore d’actualité.
6Pour revenir au thème des « patrimoines éphémères », est-il si nécessaire de procéder aujourd’hui à une conservation patrimoniale devant les dégradations et les délitements du temps auxquels les œuvres se trouvent inéluctablement soumises ? Dans une société où l’accélération exponentielle des processus nous induit à vivre de plus en plus, en temps réel, cette nostalgie, quelque peu vaine, de la conservation à tous crins, ne sommes-nous pas amenés à regarder notre futur dans un rétroviseur, plutôt qu’à prendre acte et conscience d’une condition qui s’actualise de plus en plus dans un présent contingent ?
7Au lieu de consacrer notre pensée, nos forces et notre énergie au passé et à ses valeurs « patrimoniales », ne serait-il pas plus sage, dans un monde qui change si vite, d’apprendre dans l’urgence à y faire face, pour que puissent s’élaborer les nouvelles valeurs – éphémères – qui permettront à chacun de vivre d’une façon transitoire, pour ne pas dire de survivre ? C’est là une question que je pose sérieusement (et en toute naïveté) et non, bien entendu, une affirmation stricto sensu. Affirmation qui, pour des raisons relevant du politiquement correct, se dissimulerait aisément chez nos contemporains sous les formes d’une interrogation muette, dubitative et parfois douloureuse. Bref, sommes-nous condamnés à vivre ou à survivre dans le cocon de valeurs patrimoniales immuables, qui ne correspondent plus, en fait, ni à nous-mêmes, ni au mouvement permanent d’un monde où nous devons chercher nos chemins ? Chercher nos chemins en aveugle, avec nos mains qui palpent un devant-nous constitué d’une matière insaisissable, en perpétuel devenir et changement ?
8Une fois évaluée pour moi la relativité de ces pertes et minimisée leur importance, par le double effet d’une lucidité aiguë conjuguée à l’aune d’une sagesse réaliste, passons maintenant aux exercices pratiques, c’est-à-dire à la démonstration concrète de la disparition pure et simple, ou de la dégradation, de certains de mes sites, en procédant d’une façon chronologique, afin de pouvoir considérer ce qu’il en reste. Seuls les sites (les œuvres) les plus représentatifs pour notre propos seront ici évoqués.
9Procédure utilisée : je donne ici les informations utiles que vous pourrez immédiatement observer sur le net. Vous trouverez la liste de tous ces sites sur le portail http://www.fredforest.org.
Exemple n° 1
http://www.fredforest.org/videoart/VideoArt.htm (1995)
« De Casablanca à Locarno ». Mix-Media–Grand Prix de la ville de Locarno (TV+Radio+Cinéma+Théâtre+Internet). Le site étant hébergé initialement par la Télévision suisse italienne, je n’ai pu récupérer que la home page, après force tractations menées avec la SSR. Une page subsiste sous forme de traces. Les liens sont inactifs.
Exemple n° 2
http://www.fredforest.org/drouot (1996)
« Parcelle-Réseau ». L’hébergeur Imaginet ayant disparu, peu après l’événement, le site a été reconstitué tant bien que mal à l’aide d’éléments récupérés.
Exemple n° 3
http://www.fredforest.org/time (1997)
« J’arrête le temps ». Ce site, réalisé pour la Fête de l’Internet il y a vingt ans, a particulièrement bien résisté au temps. Lors de sa création, il a fait l’objet d’une présentation publique au Pub Renault sur les Champs-Élysées. La seule composante qui ne fonctionne plus est le système de paiement par carte bancaire Kléline. Vous pouvez visiter le site encore aujourd’hui… mais vous ne pourrez plus régler les secondes, les minutes et les heures que vous étiez censés acheter au profit d’une association humanitaire, car le système Kléline, mis en œuvre à l’époque, est aujourd’hui obsolète. Enfin, le site est amputé des résultats très nombreux de la Sofres qui y apparaissaient initialement – sondages effectués au jour le jour, qui étaient visualisés sous forme de fromages. Leurs résultats étant mis en ligne sur le site de la Sofres, l’accès à ces données par lien a été interrompu à la fin de notre contrat de mécénat.
Exemple n° 4
http://www.fredforest.org/temps/ (1997)
« La machine à travailler le temps ». Site créé à l’occasion de l’inauguration du Centre culturel Landowski de Boulogne-Billancourt. Dès que vous arrivez sur l’élément central du site, qui est la représentation de la machine elle-même actionnée par les internautes, vous constatez une détérioration par des caches qui occultent la partie centrale du dispositif. M’étant adressé à la société Micromania pour la remise en état de cette « machine » créée par les informaticiens maison, j’ai appris à mes dépens que cette dernière avait… changé d’activité. Malgré tous les efforts déployés, une véritable enquête policière durant des mois pour identifier puis retrouver le développeur qui avait créé les codes du site (codes aujourd’hui nécessaires à sa restauration), je dois entériner cet échec.
Exemple n° 5
http://fredforest.net/viande/ (2002)
« Territoire du corps et des réseaux, le corps éclaté ». Ce site n’effectue plus que la découpe de la tête. Les internautes ne peuvent plus s’approprier les autres parties du corps. Et les parties enlevées, une à une, progressivement disséminées sur la surface du globe selon les acheteurs, ne peuvent plus réintégrer le site pour la « reconstitution » programmée du corps. Ce démembrement du site est dû à la disparition de mon horizon des deux développeurs géniaux qui l’ont monté à l’époque pour le plaisir mais… comme il faut bien gagner sa vie un jour, et que les aides demandées auprès d’instances publiques n’ont jamais abouti, le site a dû rester ainsi en jachère !
Exemple n° 6
http://www.fredforest.org/fete/ (2003)
« Grenoble au centre de la toile ». Ce site, reconstitué en partie, a perdu toutes les fonctionnalités premières qui faisaient son véritable intérêt. Une fois de plus, ce sont essentiellement des raisons économiques qui m’ont empêché de le sauvegarder. Un jour, un informaticien parmi mes amis m’a affirmé que tout était possible dans son domaine pour donner forme aux rêves les plus fous, et m’en a fait ponctuellement la démonstration. Tout est possible, à condition de pouvoir mettre le prix. Un prix qui se paye à la louche en fonction du temps passé, TVA non comprise !
Exemple n° 7
http://www.fredforest.org/web-happening/ (2005)
« Digital Street Corner ». Ce site, qui consistait en une performance ponctuelle réalisée avec le Bass Museum de Miami à l’occasion de la foire d’Art Basel, a perdu naturellement ses fonctionnalités. Mais il a perdu aussi, du fait du profil caractériel du développeur que j’avais requis pour sa création, des informations figurant dans le menu. En effet, ce denier s’est refusé à me communiquer les codes nécessaires à sa restauration.
Exemple n° 8
http://www.fredforest.org/Ina (2005)
« IMAGES-MÉMOIRE ». Ce site, commandé et hébergé par l’Ina, attend maintenant depuis quatre ans de pouvoir être rétabli. Il a été interrompu par l’Ina sous prétexte qu’il constituait une faille dans le système de sécurité, car susceptible de favoriser les intrusions malveillantes, après avoir parfaitement fonctionné durant cinq ans sans interruption. Selon l’informaticien de l’Ina, les techniques utilisées à l’époque lors de sa création sur le web sont obsolètes, par conséquent le site exigerait une refonte totale. Réponse de l’administration de l’Ina : « Nous ne disposons pas du budget nécessaire »… Le paradoxe est que l’Ina, institution chargée de la responsabilité patrimoniale de la conservation des œuvres par la voie du dépôt légal, se trouve ici dans l’incapacité, pour une œuvre dont elle a elle-même été le commanditaire puis le producteur, d’assurer la sauvegarde.
10Des exemples n° 9, 10, 11 pourraient poursuivre cette longue liste… À titre de remarque, sinon de conclusion, j’ajouterai que, d’après mon expérience personnelle, facile à extrapoler, le manque de maintien et de pérennité des œuvres numériques dans leur intégralité tient plus à des raisons économiques qu’à des défaillances ou des impossibilités techniques. Sur la quarantaine de sites que j’ai mis en ligne, seulement quatre ont fait l’objet d’un financement public. Les autres ont été financés par le travail bénévole d’acteurs divers, avec tout ce que cela comporte d’aléas, de bouts de ficelles, de renoncements, d’absence de moyens. Cela démontre, s’il en est besoin, la défaillance des pouvoirs publics en France vis-à-vis de la recherche-création, qui induit l’exode bien connu de sujets brillants à l’étranger. Les budgets consentis font souvent l’objet d’une répartition arbitraire, au mieux par des commissions ignorantes des enjeux, au pire, sur la base de critères relevant de rapports de force ou de liens personnels.
11Il est certain que les changements de technologies bouleversent aujourd’hui les domaines de la création en art et posent le problème de la conservation des œuvres. Nous ne doutons pas qu’avec le temps, quelques palliatifs à cette situation seront trouvés… À moins que les artistes comme le public assument, admettent et acceptent, demain, le caractère transitoire et éphémère de ces productions. Ce qui n’est nullement une vue de l’esprit, ni même une utopie, quand on sait que ces technologies sont en train de changer nos modalités d’existence dans le monde, et par conséquent nous-mêmes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Fred Forest, « Devons-nous nous efforcer de rendre pérennes les œuvres relevant des patrimoines éphémères ? Ou devons-nous passer notre route… sans détourner la tête ? », Hybrid [En ligne], 01 | 2014, mis en ligne le 14 juillet 2014, consulté le 02 avril 2023. URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=169
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