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Dossier thématique

Pour une littérature anoptique

Jean-Pierre Balpe
Traduction(s) :
For an anoptical literature

Résumé

Basé sur le logiciel et les expériences de génération de texte de Jean-Pierre Balpe, cet article aborde la différence entre « langue » et « langage » en français, comment cette différence se joue dans la génération automatique de texte littéraire et comment il est possible d’avoir des textes littéraires automatiquement généré en français.

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Texte intégral

« à l’ère #post_numérique, le défi de l’esprit humain est de gérer simultanément plusieurs créatures hétérogènes habitant et appartenant à un seul corps évoluant dans des espaces différents. »
Khaldoun Zreik (message sur Twitter)

1Il faut tout d’abord clarifier un embarras que pose l’intitulé anglais de la problématique d’ensemble de ce numéro : en effet, le terme anglais « language » transposé en français est toujours ambiguë, ambiguïté que l’on retrouve devant la plupart des langues d’origine anglo-saxonne, où ce terme ne semble pas être ambiguë alors qu’il l’est profondément pour les langues d’origine latine où la distinction entre « langue » et « langage » est une distinction forte. Cette différence de définition des termes oblige en effet soit à choisir une des deux significations, soit à traiter des deux et donc, de toutes façons de bien définir chaque fois de quoi l’on parle. Or, cet article va être obligé de faire appel tantôt à l’un, tantôt à l’autre.

2Pour mieux comprendre, imaginez une situation proche en utilisant le mot français « langue », qui peut se traduire en anglais soit par « language » soit par « tongue ». Par exemple, dans l’expression « cet homme emploie une langue de cochon », la signification n’est pas « this man uses a pig tongue » mais « this man speak a very bad language ». Bien sûr cela dépend aussi des contextes, mais je pense que cela permet de comprendre le problème de compréhension que pose à un Français le titre « The creative web of languages ». Or, parce que c’est nécessaire ici, il faut traiter de ces deux aspects parce qu’ils sont fondamentaux dans une approche artistique de génération automatique de textes littéraires. Mais, pour cela, des définitions claires sont nécessaires. D’autant que l’ambiguïté se renforce encore lorsque l’on traite d’objets produits par des ordinateurs et donc, ce qui en est à la base, de langages de programmation. En effet, un langage de programmation n’est en rien une langue, un système de signes permettant des échanges écrits ou verbaux entre membres d’une même communauté humaine, mais un système rigoureusement structuré de symboles et de règles formelles de combinaison remplissant une fonction technique, c’est un code.

3Code : système conventionnel de symboles, rigoureusement structuré par des règles formelles

4Langue : système d’échanges verbaux ou écrits entre membres d’une communauté humaine définie

  • 1  Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995.

5Langage : système de signes non verbaux remplissant une fonction de communication ouverte. Il est ainsi possible de parler de « langage cinématographique, pictural, etc. ». Remarquons que ce que Saussure appelle la « parole1 », acte individuel de volonté et d’intelligence, constitue une part de l’ensemble des possibilités du langage dans la mesure où il ouvre partiellement sur n’importe quel moyen d’expression tout en restant cependant dans le contexte de l’échange verbal interhumain et donc n’incluant pas la totalité de ce qui, ici, est considéré comme langage.

6Donc, pas vraiment le choix, la création littéraire numérique, et tout particulièrement la génération automatique de textes littéraires impliquant ces trois différents niveaux pour des besoins spécifiques, il faut donc les prendre en compte tous les trois. La génération automatique pose en effet la question suivante : Comment concevoir une machine, un programme, n’utilisant au départ que du code pour créer de la langue, ou plus exactement, du texte dans une langue donnée. Il faudra ensuite se demander comment le texte produit par une telle machine, peut-être autre chose que du texte ordinaire, c’est-à-dire ne produisant que de la langue, doit utiliser diverses possibilités du langage pour amener ce texte à être un texte littéraire et, qui plus est, un texte littéraire pouvant exister autrement que sur une feuille de papier, c’est-à-dire un texte de littérature numérique.

7Chacun sait que les diverses couches de programme utilisées à cet effet reposent en dernier recours sur le seul code qui fait fonctionner les machines électroniques, le code binaire, qui repose à son tour sur les deux valeurs seulement 0 et 1, les « binary digits ». Valeurs qui seront ensuite structurées en groupe de huit bits, les octets, et ainsi de suite jusqu’à atteindre le niveau des divers langages de programmation définissant des ensembles d’instructions acceptés par divers langages de programmation, etc.

8Je vais donc simplement présenter comment, depuis les couches de programme les plus profondes que j’utilise, je peux obtenir qu’un ordinateur écrive du texte littéraire. Malheureusement ce programme n’est pas en accès libre et je ne peux donc en donner l’adresse internet mais seulement en décrire le fonctionnement.

9Tout d’abord, pour créer un texte acceptable dans une langue donnée, il faut posséder le dictionnaire, ou du moins un ensemble d’éléments du dictionnaire de cette langue. Pour cela je m’appuierai sur le seul français car mes dictionnaires anglais, allemand, ou espagnol n’ayant été utilisés que pour des réalisations ad hoc sont beaucoup trop pauvres même s’ils fonctionnent strictement sur les mêmes modèles. Par exemple :

Fig. 1

Fig. 1

Écran décrivant l’architecture des dictionnaires : chaque programme de génération littéraire comprend deux couches : 1. La couche de génération littéraire de tel ou tel type de texte, ici, en haut « DS_Mondincertain » ; 2. La couche de dictionnaire proprement linguistique de description d’une langue (ici le français dans « gen français général ») applicable à n’importe quelle génération de n’importe quel texte en français dont un fragment s’affiche dans la partie inférieure de la copie d’écran, le type m signifie substantif, le type a, adjectif, etc.

10De plus, il est nécessaire de posséder une grammaire de la langue compatible avec les descriptions que porte chacun des mots de ce dictionnaire :

Fig. 2

Fig. 2

Écran présentant le dictionnaire sémantique du générateur de textes « Un monde incertain ». La partie inférieure de l’écran, à gauche, décrit un ensemble de sous-ensembles sémantiques, par exemple Marine-01 ou Marine-03. La partie de droite affiche une partie des structures sémantiques concernées par Marine-02, et susceptibles d’intervenir dans une génération de surface d’un texte. Chaque élément entre crochets [ ] est une variable renvoyant à autant d’éléments du dictionnaire général.

  • 2  Roger C. Schank et Robert P. Abelson,  Scripts, Plans, Goals and Understanding. An Inquiry Into Hu (...)

11Tout ceci constitue un premier niveau de métalangue qui offre la possibilité au générateur de construire des phrases françaises (ou d’autres langues) grammaticalement correctes. Mais je ne peux entrer dans les détails car cet article demanderait un tout autre volume que celui qui lui est imparti. Le deuxième niveau de métalangue permet de passer du niveau d’ensembles linguistiques grammaticalement corrects mais risquant la plupart du temps l’absurdité si on laisse agir le hasard seul comme, par exemple : crainte [sub : crainte] [verbe : craindre] [sub : craint] [adj : craint] qui pourrait donner quelque chose comme « la crainte craint la crainte crainte » ou « les craintes craignent une crainte crainte », etc. Le problème est donc comment introduire un niveau de sens à partir de termes qui n’en possèdent qu’une amorce. Le sens étant essentiellement défini par les relations que les mots entretiennent avec le monde réel et qui se traduisent par des structures de relations. Ainsi, la langue nous dit qu’il y a une relation entre « cheval » et « hennir » mais que cette relation n’existe pas entre « vache » et « hennir » ni entre « moineau » et « hennir ». Or, malgré nombre de tentatives diverses de description par des modèles sémantiques (Schank, Meehan, Chomsky, Greimas2, etc.) aucun de ces modèles ne s’est avéré opérationnel et il faut bien admettre que ces relations, ne reposant que sur des conventions internes à telle langue donnée, sont au moins aussi arbitraires que celles entre les signifiants et les signifiés d’une langue. La meilleure façon de tirer parti de cet arbitraire est de s’appuyer sur des structures établies en langue. Le générateur automatique est donc un grand parasite important depuis Internet quelques millions de données, de phrases, qu’il faut faire traiter presque entièrement automatiquement pour obtenir ce qui peut être défini comme des cellules élémentaires de sens. Nous sommes ici dans une couche intermédiaire entre le code et la langue dans la mesure où se définit ainsi une couche de codes propre aux programmes qui savent l’utiliser.

12En voici un exemple :

[0|carac2] [020000000|v_avoir] [32|m_allié]< tout-puissant><, [103#] perfide [55#]> [122#] [020100000|v_aider]<, [8|m_nuit]>< [38#] [70|m_appétit 1] [10|m_chair] [=1|a_humain]>

13qui permet d’obtenir les trois phrases de surface suivantes parmi environ 2000 autres possibles :

Theresa avait un allié tout-puissant qui l’aidait, chaque nuit, dans ses voracités de chair humaine.

Marie Anne avait un allié tout-puissant qui l’aidait, chaque nuit, dans ses goinfreries de chair.

Hirimalda avait un allié, plus perfide encore, qui l’aidait dans ses gloutonneries de chair humaine.

Etc.

14De même un texte se définit par un ensemble de cellules de base décrites par un ou plusieurs marqueurs sémantiques.

[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01][s_ponctuer]

[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01][s_ponctuer]

[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01][s_ponctuer]

[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01][s_ponctuer]

[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01][s_ponctuer]

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[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01][s_ponctuer]

[thl-FPalancy-01][s_ponctuer] [thl-FPalancy-01].

15Qui, faisant appel de façon récursive à la donnée contextuelle [thl-Palancy-01 est capable], parmi de nombreux autres, d’engendrer le texte suivant :

Les quotidiens parlent plus souvent de Gundrade que Chahan, et racontent comment elle mourut à Diéval, de la peste.

– J’ai vu le gouffre sous nos pieds, encore une fois la guerre pour ce royaume qui n’existe plus...

– S’il était vrai que les divinités se trouvent au delà de la Septième Porte, pourquoi ne l’as-tu jamais franchie pour les détruire.

– La nuit, en ce moment, palpite du vol des condors, reprenait Anral. Devant ses richesses les hommes de la terre on s’était remplis les poches et on avait marché sur cette plage ; Theresa n’a jamais rien pu inventer. Ne voulait pas s’encombrer de sentiments... Anral méprisait les écrivains. Anral, avant d’agir, comptait le plus souvent jusqu’à seize – Anral nous raconta la façon dont Françoise avait trouvé la jeune femme du royaume, notre ancêtre, et voici ce qu’il avait écrit plus tard de cette morte – au début rien ne distinguait Anral d’Anar. Anral craignait voir le roi, Dajan, et c’était en même temps son espérance – et celles des hommes avec nous dans la chambre.

– Je massacre quiconque passe le seuil de la Sixième porte, fût-il plus grand, plus fort ou meilleur guerrier. Les fauves attaquent les chiens errants, les animaux des troupeaux et, depuis que j’en ai conscience, ils ont aussi mangé deux enfants d’Aidan. S’intéressait davantage au fonctionnement des fusées qu’à Orry-la-Ville.

– Quoi qu’il en soit, les punaises étaient partout, peu importe la vitesse à laquelle vous voyagez, vous ne serez jamais assez loin. Anral redoutait comme le feu le brouhaha et le sifflement des sentiments... Des pinsons lançaient leurs appels.

– Tu garderas la clef pendue à une chaîne qui restera pendue à ton cou. Anral cherchait à retrouver Ukam. 

16À cette étape, nous en avons fini avec une partie du code et ce générateur est capable d’écrire dans la langue, pour l’instant essentiellement le français, qui a été programmée. Cela pourrait être suffisant. Cependant pour produire autre chose que des kilomètres de texte, il est nécessaire de donner au générateur la capacité de les mettre en forme et c’est à ce niveau qu’interviennent les langages. Par exemple la poésie utilise la langue d’une façon qui lui est très particulière et l’on peut alors parler du langage poétique. En effet le mode de représentation largement codifié qui permet d’obtenir la description de plantes pour un herbier n’est en rien comparable à celle d’un roman ou d’un poème et il est possible d’en définir des règles formelles. Il en est de même pour un rapport d’avocat ou de gendarme. Chacun de ces domaines applique à la langue des règles de langage qui leur sont particulières et que l’on a longtemps cru cerner sous le terme très vague de « style ». De nombreux auteurs, comme Gertrude Stein, James Joyce, Georges Perec, etc., utilisent la langue commune pour la mettre en forme dans un langage qui lui est particulier et ceci depuis les origines d’une littérature que je qualifierai de savante pour la distinguer de 99 % de la production littéraire. Voici par exemple une page d’herbier générée pour le programme interactif « L’Herbier » que nous avons réalisé avec le plasticien Miguel Chevalier (http://www.balpe.name/​Herbier-anglais) :

Psychotria hypnagogica “Ken Kesey”

Several types of Arrowwood grow in France but not all would be suitable for use in construction. One of the most common is Scrophularia Canadensis. It is impossible to ignore this American Dogwood (Geum Tricolor) ; so many lines were written on the subject. The closest plant is the scented aloe. Who knows that this Digit Gold (or Cicuta Digitalis) is an European plant, scented, arrowhead shape, with numerous uses and often described. The two upper petals are stick in form of diamonds. Its complex stems are precious to composers by the evil nights, and the landscape draws its brackets. According to Marie Anne Alisson de La Tour that grassy plant grows abundantly around the great palace of Paris or the strait of Gibraltar ; José Vasconcelos says it would rather be close to the apartment of the English queen. There are seventeen species of Melampyrum. Thaumaturges call it diaphanous aconite. Rootstock is very rich in g-coniceines. Sansévéria bloom primarily in spring. This Pixellia in parallel planes seeds, long employed to stop cerebral fevers, have made Pithiviers's fortune. When the weather is favorable, its fruits mature in February. Get four seeds of this wine, add three leaves of Scrophularia Zacathechichi and three grapefruits, cook them all in some orange juice, boil it : you get a sure poison. You had no right to notice your rafters in the eyes of others: that's that rare plant.

17Et voici, pour comparaison un contre-haïku généré par le même programme de génération de français mais auquel une programmation spécifique de langage a été appliquée (http://www.balpe.name/​Contre-Haikus) :

Volets agités par le vent

Ciel presque blanc

Mettre la parole au ralenti

18Cependant dans les créations numériques ce ne sont pas les seuls niveaux de langage qui sont utilisés. Interviennent en effet des strates de langages plastiques et bien souvent sonores et/ou musicaux qui ne peuvent agir que si chacun possède ses niveaux de code propres. Le langage de la littérature numérique ne vise en effet que très rarement à ne produire que du texte. La plupart du temps il vise à être multimédia, c’est-à-dire à exploiter les capacités expressives d’autres médias comme l’image, le mouvement, la vidéo, etc., comme dans les multiples créations que je poursuis sur www.balpe.name. Aussi chaque nouvel essai de création, à partir du même logiciel de création de langue française, numérique implique des codifications plus ou moins complexes de langage. Par exemple, parmi d’autres :

http://www.balpe.name/​Capture-Subversion

http://www.balpe.name/​L-Esprit-Humain-2-200

http://www.balpe.name/​Monstrueux-Monstres-2-197

19Bien entendu, tous ces étagements de code, de langue et de langage constituent tout de même un ensemble complexe par rapport à la simple écriture naturelle d’un texte par un écrivain. Et l’on peut se demander pourquoi il semble nécessaire de créer une littérature numérique qui exige un instrumentarium aussi abscons et qui appartienne au champ d’un langue écrite manifestant une volonté esthétique. Ce qui laisse ouvert un ensemble plutôt vaste de possibilités, comme le montre la créativité littéraire numérique actuelle, ouvrant de nombreuses perspectives originales à la création dépendant uniquement du choix et du développement de nouveaux langages.

  • 3  Oliver Auber, Anoptikon. Une exploration de l’internet invisible, Roubaix, FYP, 2019.

20Ce qui, avant tout, caractérise les créations numériques sont les facultés suivantes appartenant toutes en propre à la production langagière numérique : l’uchronie en ce sens que l’œuvre peut se produire simultanément dans des temps différents et que ses temporalités sont programmatiques ; l’utopie, au sens grec u-topos, c’est-à-dire sans lieu, pouvant se produire simultanément ou non sur des multitudes de supports différents, l’interactivité, la générativité, la multiplicité… Autant d’éléments de son langage sur lesquels ses auteurs peuvent s’appuyer pour créer des œuvres différentes. Et toutes ces capacités se retrouvent dans un concept que j’ai emprunté au livre récent d’Olivier Auber, l’anopticalité3.

21L’anopticalité est un changement historique de perspective dans notre compréhension des choses. Olivier Auber explique en effet que la culture, au long de l’histoire, a rencontré divers changements dans sa façon de percevoir le monde. Un des plus marquants est l’adoption (l’invention ?) de la notion de perspective au cours de la Renaissance italienne. À laquelle j’ajouterai personnellement l’invention quasi simultanée de l’imprimerie. Ces deux « inventions » ont donné une vision nouvelle du monde dont les éléments sont alors focalisés vers un point unique : depuis la hiérarchie monarchique stricte, en passant par la focalisation des représentations visuelles sur un seul « point de fuite » et la conception du texte littéraire orienté vers une fin unique, ce qui introduit à la domination de plus en plus forte de la forme romanesque. Un autre de ces changements se traduit au début du xxe siècle par l’approche dite cubiste qui crée les premières représentations non optiques (anoptiques) et ouvre sur la possibilité de l’art abstrait, etc. Mais je ne peux ici me lancer dans une analyse plus complexe de l’ensemble des changements alors rendus possibles. Disons simplement qu’aujourd’hui nos relations au monde ont changé : nous ne sommes plus dans une vision linéaire et massivement ordonnée du monde mais dans une approche diffuse, fragmentée, instantanée, explosée sur de nombreux écrans différents et autres supports. Cette nouvelle conception de la perspective implique une plus grande importance accordée aux comportements individualisés qui s’adaptent à des changements incessants et ceci d’autant plus que s’ajoutent un ensemble d’échanges constants entre individus dans une forme de collaboration ouverte et en perpétuelle réadaptation.

22Depuis mes débuts de travaux sur la génération automatique, c’est ce que j’ai essayé de mettre en scène dans de nombreux écrits plus ou moins génératifs au travers de l’ensemble de mes installations, mais surtout depuis La Disparition du général Proust, qui ne peut se comprendre autrement qu’au travers de la trentaine d’espaces d’écriture que j’ai dispersés sur Internet et que l’on ne peut parcourir qu’à travers les liens réciproques qu’ils contiennent. (Une des entrées possibles étant Les Écrits de Marc Hodges : http://sensdelavie.canalblog.com/​ et les liens que ce site propose). Liens dont certains, à cause de l’évolution des espaces Internet peuvent avoir disparu ou être désormais figés. Depuis lors j’essaie – mais l’expression est trop métaphorique – de créer une littérature post-cubiste ou chaque élément de texte implique un changement de perspective de lecture et qui soit donc en mouvement constant et où, même si chaque élément de texte pris en lui-même peut sembler présenter une unité interne, le texte lui-même ne peut être compris que dans le parcours aléatoire au travers de leur ensemble. Je n’ignore pas que divers lecteurs considère que c’est quelque chose entre le gaspillage et le chaos, un espèce de labyrinthe illisible – raison pour laquelle j’ai décidé, dans une de mes entrées principales, de nommer ses différentes parties « dédales » – parce qu’ils sont complètement perdus et n’acceptent pas de faire l’effort nécessaire d’y pénétrer et de le parcourir, de tenter de se livrer à une lecture en recherche permanente d’équilibre et parce qu’ils n’y trouvent pas les différents repères lecture dans ce qui ressemble davantage à une diégèse brownienne, une diégèse explosée, en recherche permanente de nouvelles stabilités. Peut-être, cela importe peu. Mon ambition est d’imaginer les possibilités d’une littérature anoptique c’est-à-dire montrant dans ses textes et ses fonctionnements même combien les possibilités du numérique ont changé nos relations aux textes. Créer une littérature présentant les changements constants des langues et des langages humains.

23Et si j’avais, aujourd’hui encore, les possibilités techniques d’améliorer les fonctionnements de mes codes, de mes logiciels, je voudrais essayer d’obtenir des textes génératifs dont chaque mot, chaque phrase soient ouverts à l’interactivité, c’est-à-dire dont chaque élément pourrait être modifié à tout moment par son lecteur de n’importe quel point du globe, serait instantanément traduit et adapté en n’importe quelle langue, formant un mouvement, un changement de textes permanent.

24On peut voir quelques tentatives de cela dans diverses propositions comme

http://www.balpe.name/​Le-monde-selon-Rachel

http://www.balpe.name/​Litanie-eternelle-de-voeux-infinis

http://www.balpe.name/​Participez-a-Un-Monde-Incertain

http://www.balpe.name/​Un-Monde-Incertain-par-un

25Chaque texte est différent chaque fois qu’un lecteur en demande un. Cependant chacun de ces textes est lié et dépendant, par diverses sortes de liens, de l’ensemble des autres textes possibles. Ainsi le lecteur peut – ou ne veut pas –, en fonction des chemins potentiels et virtuels de la totalité, les lire de façons très variées. Il est en effet presque impossible de les lire dans une perspective diégétique classique. C’est ce que l’on peut appeler une littérature anoptique universelle dont la lecture est radicalement neuve, en ce sens proche d’une forme d’écriture, chaque lecteur étant immergé dans un monde de textes, un peu comme dans un jeu vidéo, et peut se confronter à une nouvelle vision du texte et, par suite, à l’ensemble de ce qu’est une langue, sa littérature et, peut-être, le monde de cette langue lui-même. Quelque chose comme une expérimentation constante de l’écriture des textes littéraires. Quelque chose comme un permanent instantané de la littérature humaine. Or ce rêve, s’il pouvait encore aujourd’hui être programmé dans les nouveaux et puissants langages de programmation actuels, pourrait certainement devenir réel.

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Bibliographie

Auber, Olivier, Anoptikon. Une exploration de l’internet invisible, Roubaix, FYP, 2019.

Chomsky, Noam, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Seuil, 1971.

Greimas, Alguirdas Julien, Sémantique structurale. Recherche et méthode, Paris, Larousse, 1966.

Meehan, James R., « The metanovel : Writing stories by computer », in Outstanding Dissertations in the Computer Sciences, 1976.

Meehan, James R., « Tale-Spin, an interactive program that writes stories », in Proceedings of IJCAI, 1977. [En ligne] https://www.cs.utah.edu/nlp/papers/talespin-ijcai77.pdf [consulté le 21 juillet 2020].

Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995.

Schank, Roger C. et Abelson, Robert P., Scripts, Plans, Goals and Understanding. An Inquiry into Human Knowledge Structures, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1977.

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Notes

1  Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995.

2  Roger C. Schank et Robert P. Abelson,  Scripts, Plans, Goals and Understanding. An Inquiry Into Human Knowledge Structures, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1977 ; James R. Meehan, « Tale-Spin, an interactive program that writes stories », in Proceedings of IJCAI, 1977. [En ligne] https://www.cs.utah.edu/nlp/papers/talespin-ijcai77.pdf [consulté le 31 mars 2021] et Id., « The metanovel : Writing stories by computer »,Outstanding Dissertations in the Computer Sciences, 1976 ; Noam Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Seuil, 1971 ; A. J. Greimas, Sémantique structurale. Recherche et méthode, Paris, Larousse, 1966.

3  Oliver Auber, Anoptikon. Une exploration de l’internet invisible, Roubaix, FYP, 2019.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1
Légende Écran décrivant l’architecture des dictionnaires : chaque programme de génération littéraire comprend deux couches : 1. La couche de génération littéraire de tel ou tel type de texte, ici, en haut « DS_Mondincertain » ; 2. La couche de dictionnaire proprement linguistique de description d’une langue (ici le français dans « gen français général ») applicable à n’importe quelle génération de n’importe quel texte en français dont un fragment s’affiche dans la partie inférieure de la copie d’écran, le type m signifie substantif, le type a, adjectif, etc.
URL http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/docannexe/image/1419/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 20k
Titre Fig. 2
Légende Écran présentant le dictionnaire sémantique du générateur de textes « Un monde incertain ». La partie inférieure de l’écran, à gauche, décrit un ensemble de sous-ensembles sémantiques, par exemple Marine-01 ou Marine-03. La partie de droite affiche une partie des structures sémantiques concernées par Marine-02, et susceptibles d’intervenir dans une génération de surface d’un texte. Chaque élément entre crochets [ ] est une variable renvoyant à autant d’éléments du dictionnaire général.
URL http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/docannexe/image/1419/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 44k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Balpe, « Pour une littérature anoptique », Hybrid [En ligne], 07 | 2021, mis en ligne le 15 juin 2021, consulté le 24 mars 2023. URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=1419

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Auteur

Jean-Pierre Balpe

Né en 1942 au centre de la Lozère, Jean-Pierre Balpe était, jusqu’en 2005, directeur du département hypermédia, du laboratoire Paragraphe et du CITU, Université Paris 8. De 1973 à 2010, il anime la revue Action poétique et de février 2006 à décembre 2012, a en charge la Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne (BIPVAL). A publié de nombreux ouvrages de littérature ou scientifiques et occupé de nombreuses fonctions d’enseignement, de recherche ou de conseil. Il est officier des Arts et Lettres et une partie de ses archives a été constituée en fonds à la BnF. Chercheur, auteur d’ouvrages scientifiques, écrivain, il a publié des poèmes (Bleus, Action Poétique, 1984 ; Le Silence, Action poétique, 1989 ; 101 poèmes du poète aveugle, Farrago, 2000 ; ainsi que dans de nombreuses revues), des romans (La Toile, Cylibris, 1998, prix multimédia de la SGDL 1999), des essais (Contextes de l’art numérique, Hermes, 2000) et des nouvelles dans nombre de revues. Explore depuis 1975 les possibilités que l’informatique offre à la littérature. En 1985, il conçut pour l’INA et France-Télécom le premier scénario de télévision interactive, Shangaï-Paris, diffusé par Canal+. Depuis 1989, réalise des logiciels d’écriture utilisés lors d’expositions ou de manifestations publiques, notamment Un roman inachevé pour le stand du ministère de la Culture (MILIA, Cannes, 1995 et MIM de Montréal), ROMANS (Roman) pour l’exposition Artifices de novembre 1996 ; TRAJECTOIRES, roman interactif et génératif pour réseau Internet, prix multimédia de la fondation Hachette 2000 ; des spectacles, Trois mythologies et un poète aveugle pour l’IRCAM en 1997, œuvre générative collaborant sur scène avec un générateur musical ; …graphies en 2003 ; Barbe Bleue, opéra résultant de la collaboration de trois générateurs : générateur de texte, générateur de musique (Alexandre Raskatov) et générateur de scénographie (Michel Jaffrennou), Babel Poesie pour le festival p0es1e de Berlin (2004), la cantate …nographies, musique de Jacopo Baboni-Schilingi (novembre 2003, théâtre Molière, Paris), et L’ordinateur fait son poète, Maison de la poésie Paris, 2009 ; des installations dont MeTapolis, MARCO de Monterrey (Mexique, 2000) avec Jacopo Baboni-Schilingi, musique, et Miguel Chevalier, scénographie interactive. Fictions d’Issy (2005) roman interactif se générant dans l’espace urbain par SMS, affichage sur panneaux électroniques et site Internet. En 2005, le quotidien Libération a publié durant un mois l’ouverture de son HyperFiction qui se répand depuis dans l’espace Internet (http://sensdelavie.canalblog.com ou http://tension.canalblog.com). Ses dernières réalisations sont Monstrueux monstres et L’Esprit humain, installations génératives et interactives pour l’exposition « Animal / Anima » du CCR de l’Abbaye Royale de Saint-Riquier (avril-décembre 2015).

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