1Prenant le parti d’épuiser la cétologie, le roman Moby Dick est immanquablement lié à un imaginaire de l’exhaustivité et de l’encyclopédie. Éric Plamondon dira qu’il
- 1 Ishmael affirmera par ailleurs « défaillir dès [qu’il songe] à l’envergure de [s]on étude, comme s (...)
- 2 Éric Plamondon, La Quête électromagnétique des savoirs dans Moby Dick, mémoire de maîtrise, Montré (...)
est à la fois un récit de voyage, une étude cétologique, un exposé sur les techniques de la chasse à la baleine, une analyse de l’industrie baleinière, une méditation métaphysique et une gigantesque allégorie1. C’est un roman complexe […] traversé par une multitude de savoir2.
Fig. 1
Jeff Benenson, Emoji Dick, Morrisville, Lulu Press, 2010.
- 3 Nous ne sommes évidemment pas les premiers à proposer cette interprétation : « L’amalgame romanesq (...)
- 4 Jean-Marie Santraud, « Introduction », in Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 19 (...)
- 5 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 170. Il ajoute encore ceci : « Je t (...)
2Or, cette valeur encyclopédique attribuée au texte le place d’office dans une dynamique de l’épuisement, puisque la logique encyclopédique veut qu’il y ait synthétisation, en un seul ouvrage, de la totalité des savoirs3. Cependant, comme le fait remarquer Jean-Marie Santraud dans son introduction au roman, « si Melville donne l’impression de vouloir être exhaustif, son intention est autre : il veut démontrer au contraire que l’homme, en dépit des moyens d’investigations dont il dispose, ne pourra jamais cerner le problème de la baleine 4 ». Il faut dire qu’Ishmael lui-même en fait l’aveu, parlant de son grand œuvre comme d’un travail forcément lacunaire, puisque « dans les entreprises humaines, tout ce qui se prétend intégral ne peut être qu’erroné pour cette raison même5 ». Le véritable exercice n’est donc pas de constituer un savoir total par le biais de l’épuisement, mais plutôt de rendre évidente l’impossibilité d’une telle démarche par l’achoppement effectif de sa mise en pratique. Ceci étant dit, même si la tentative est d’avance vouée à l’échec, sa défaite, pour être représentée, nécessite une poétisation de cette problématique de l’exhaustivité.
3En tant que réécritures du célèbre classique, Moby Dick in Pictures de Matt Kish et Emoji Dick de Fred Benenson reconduisent et commentent les préoccupations dont le texte initial est investi, tout en composant avec les particularités du support numérique qu’elles se donnent. Après avoir brièvement exposé le caractère livresque mais paradoxalement illisible de la baleine, il s’agira donc de montrer comment sont reportées ces questions au sein des intertextes melvilléens.
- 6 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 172.
- 7 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 237.
- 8 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 331.
4Si l’objet du roman Moby Dick est la baleine, il faut toutefois mentionner que la baleine elle-même y est régulièrement assimilée à l’objet livre. Cette adéquation devient une évidence dans certains passages, comme le chapitre capital consacré à la cétologie, où Ishmael établit une classification des différents types de baleines en les catégorisant par volumes (in-folio, in-octavo, in-douze6). En dépit du mystère que représente son anatomie encore à déchiffrer, leur surface de peau est éloquente : enrobée dans cette couverture polysémique, la baleine est « couturé[e] » de « hiéroglyphes mystiques »7. Le texte spécifie encore que « [p]resque toujours, elle est sillonnée de toutes parts et en tous sens de lignes obliques sans nombre, droites et serrées comme celles des plus belles gravures italiennes8 ».
Fig. 2
Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011.
- 9 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 463.
- 10 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 308.
- 11 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 556.
- 12 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 557.
- 13 Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 1989, p. 204.
5Comme pour faire contrepoids à cette surdétermination sémantique du corps léviathanesque, on parle souvent de sa blancheur. Car si la baleine est définitivement textuelle, il faut encore ajouter qu’elle se rédige dans une écriture difficile à déchiffrer. Dans Moby Dick, Ishmael nous signale que l’écriture s’enroule, s’adapte à son objet : « Vu sa masse imposante, la baleine est un sujet rêvé pour exagérer, et, d’une façon générale, discourir et s’étendre9. » Si l’écriture dans laquelle se rédige cette baleine-texte doit être aussi monumentale que son sujet, il devient également nécessaire qu’elle soit aussi méandreuse, labyrinthique et insaisissable que le léviathan. Ainsi le roman dépeint avec insistance le sillon de la baleine comme un ensemble de « méandres compliqués » ou un « redoutable réseau »10. Lors de la scène finale, « la Baleine blanche crois [e] et recrois [e] de mille manières les lignes qui lui [sont] attachées, […] halant les pirogues condamnées vers les fers fichés dans sa chair […]11». « [E]ntraînant à sa suite les lignes emmêlées », elle laisse derrière elle « un écheveau inextricable de lignes »12. Dans un instant de terreur lucide, Starbuck lui-même, instance du discours rationnel de l’œuvre, aura ces mots troublants : « l’indicible m’a lié à lui et me remorque avec un câble pour lequel il n’est point de couteau13 ». On voit bien, dans l’expression de cette angoisse, que ce qui entraîne Starbuck et son équipage vers le naufrage relève de l’indicibilité et de l’inénarrable.
- 14 Jean-Marie Santraud, « Introduction », in Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Flammarion, 19 (...)
6Le cachalot échappe à la représentation, ne peut être saisi que dans une captation partielle, toujours lacunaire, de son image. Santraud trouve d’ailleurs des échos à cette hypothèse dans la démarche même de Melville puisque la dissémination de l’information cétologique crée obligatoirement des allers-retours et des circonvolutions dans le parcours du roman. Puisque le lecteur n’a pas non plus de prise directe et complète sur la baleine, il lui faut naviguer dans le texte, se déplacer en réseau pour en obtenir une image globale14. Si l’indéchiffrabilité de cette baleine-texte semble évidente, il reste tout de même à déterminer comment, compte tenu de ce caractère éminemment fuyant, Kish et Benenson arrivent à jongler avec la reprise ou la reproduction d’une image qui leur échappe. Comment rendent-ils compte du rapport de Moby Dick, le livre, et de Moby Dick, le cachalot, à l’exhaustif, tout en restant fidèle à l’insaisissabilité fondamentale de la baleine ? Il semble que, dans ces reprises, le monstre soit incarné autant par la baleine que par le classique de Melville : comment parvenir alors à dompter l’un comme l’autre ?
- 15 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
7La démarche de Matt Kish prend en compte cet enjeu de l’œuvre melvilléenne. Pendant 552 jours consécutifs, soit le nombre de pages que comporte le texte original, Matt Kish crée une illustration qui correspond au texte de la page, qu’il reproduit en procédant de manière linéaire. Ces dessins sont ensuite diffusés au quotidien sur le site de l’auteur avant de devenir un livre imprimé. Les dessins sont tracés sur du papier éphémère où l’on croit discerner des cartes ou des schémas qui rappellent les manuels d’assemblage. En contrepartie, la friabilité du support et l’effacement graduel des informations qui y sont imprimées indique aussi une progressive disparition de ce recensement, et signalent alors son impossibilité constitutive. Ces papiers éphémères, parce qu’ils sont sélectionnés à partir d’un ensemble prédéterminé, permettent à la fois l’entrée d’une symbolique de l’aléatoire et de la contrainte dans l’œuvre. Leur présence suggère aussi que toute surface à recouvrir est toujours déjà palimpseste. Ils sont difficiles à déchiffrer, ce qui prive le lecteur de toute possibilité de retracer précisément leur origine. Cette intraçabilité n’est pas le fruit du hasard : à propos du texte original, Kish dit qu’il a « senti qu’il y avait davantage caché sous les mots et [qu’il savait] qu’il s’agissait d’une histoire vers laquelle [il pourrait] revenir encore et encore15 ». À cette intuition, Kish propose une réponse formelle qui cherche à rendre l’effet d’insaisissabilité qu’il ressent lui-même, à la lecture du roman de Melville.
- 16 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
8L’opacité des dessins témoigne d’une volonté de rendre hommage au texte qu’ils illustrent. Chaque dessin est accompagné, en vignette, du numéro de la page d’origine auquel il correspond, ainsi que d’une citation qui lance alors le lecteur sur la piste du récit de Melville dont il essaie de restituer la cohérence, à partir des fragments lui étant distillés. À chaque illustration est également accolée une date de production pour que le lecteur puisse suivre, en même temps que celui qu’effectue Ishmael sur les mers, le périple de Kish à travers ce roman-fleuve du xixe siècle. De l’aveu de Kish lui-même16, la figure de l’artiste se superpose, dans sa démarche, à celle du narrateur de l’œuvre, mais aussi à celle du capitaine Achab. Happé par le texte – ou son absence partielle, en l’occurrence – le lecteur se transforme en chasseur acharné des signes, tentant de dépister les traces résiduelles des mots et de l’imagerie melvillienne à travers les illustrations. Le lecteur sent bien que Kish est sensible à la dimension exhaustive du projet d’origine, en plus de proposer lui-même une forme d’épuisement supplémentaire et inédite du livre. Cette volonté d’exhaustivité ne se départit cependant jamais du souci de montrer à quel point elle ne peut échapper à son propre échec. Si plusieurs dessins pointent en ce sens, nous nous attarderons plus spécifiquement sur ceux qui ont pour objet la mise en image du cachalot.
- 17 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 18 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 19 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 20 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 21 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 22 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 23 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
9Dans certains dessins17, le corps opaque de la baleine obstrue complètement le sous-texte, qu’il est alors impossible de deviner, tandis qu’à l’inverse d’autres images, comme la main d’Ishmael, restent absolument transparentes, ne constituent qu’un contour qui n’empêche pas le déchiffrement. En tant que première apparition d’une image de baleine au sein des illustrations, cette planche inaugure un motif récurrent chez Kish, celui voulant que toujours les mots disparaissent derrière l’immense monstre marin. En milieu d’ouvrage par exemple18, l’ombre de la baleine, tracée dans un noir opaque, couvre une page sur laquelle se trouvait préalablement une véritable planche anatomique de l’animal. L’imaginaire ravale alors l’expertise scientifique dans un régime de représentation qui relève bien davantage de la fabulation. En certaines occurrences, sa silhouette forme un labyrinthe19 ; en d’autres, c’est le jet qu’elle expulse qui devient dédale20. Elle est tantôt écriture, comme lorsque sa tête s’apparente à un phylactère21, tantôt feuillet vierge, surface blanche qui vogue dans une mer de lettres22. Sa corpulence est alors représentée comme une tache blanche, un trou ou une superposition sur le texte, une fente qui avale l’écriture23.
- 24 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 25 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
- 26 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
10Une ambiguïté fidèle à celle générée par le texte de Melville se perpétue chez Kish, puisqu’encore ici la ligne s’affole, s’emballe, s’emmêle. Souvent, celle qui figure dans le texte initial du papier éphémère est couverte par une suite de spirales, de lignes cursives, qui rendent incompréhensibles les premières, quant à elles linéaires24. Leur indiscipline contrecarre donc la droiture de celles qui figuraient sur la page au départ. D’autres dessins sont pour leur part tracés sur du papier ligné vierge. Or, un tel papier suppose un usage scripturaire à venir, vise à recueillir une composition ordonnancée et linéaire. Ainsi, l’absence de mots sur la page devient d’autant plus visible que ce support était destiné à les recevoir et, dans les rares cas où il y a toutefois des mots, ceux-ci ne respectent pas du tout les couloirs tracés d’avance pour eux25. Dans de nombreux cas, lorsque le corps de la baleine fait obstacle, il recouvre des cartes géographiques coloniales ou des glossaires26, soit des systèmes de mise en forme d’un savoir circonstanciel, périmé. Ils évoquent aussi l’idée d’un territoire sous-jacent à l’œuvre, que cette dernière viendrait recouvrir. Pareillement, lorsque les images initiales sont visibles, il s’agit souvent de schémas décrivant d’étranges mécanismes, comme si devenaient soudain visibles les rouages du classique américain. Bien qu’il soit difficile de dire à quoi ces schémas réfèrent, il est intéressant que ces structures en particulier survivent à l’effort de recouvrement. En effet, il ne s’agit pas d’un langage familier mais plutôt d’un jargon non narratif, un discours technique – et peut-être Kish préfère-t-il y avoir recours en raison de ses qualités graphiques, le diagramme et le schéma s’exprimant par les voies de l’image. Car bien que de nombreuses pages soient couvertes de mots, l’écriture y figure plus souvent en tant que signe pictural plutôt que scripturaire. Le mot devient alors une stratégie graphique, cesse pour en temps d’être référentiel. Ainsi, bien que les dessins soient dotés d’une grande narrativité, ils se refusent à l’écrit, en privent le lecteur au profit de l’image. Ce faisant, ils englobent le texte tout en le rendant inaccessible ; en même temps, le lecteur reste maintenu dans une position intermédiaire où il est forcé d’en prendre acte, sans toutefois pouvoir lire.
11L’hypotexte donne alors l’impression de déborder hors de ses propres contours, une idée reconduite par l’omniprésence d’un imaginaire et d’une iconographie du submergement. Cette obsession de l’excès et de l’en-dehors explique en partie le foisonnement de dispositifs paratextuels dans les papiers éphémères utilisés comme support par l’auteur. Le surgissement de préfaces et de pages de garde suggère un débordement hors des limites du texte, qui se répand à l’extérieur de son cadre initial. Mais faudrait-il s’étonner que l’œuvre formule ce commentaire, alors qu’elle s’inscrit elle-même dans une logique de la reprise qui exige justement que le texte sorte de ses propres limites, aidé en cela par le concours d’un autre ?
- 27 Matt Kish, Moby Dick in Pictures. One Drawing for Every Page, Portland, Tin House Books, 2011, p. (...)
12Cette impression est relayée par l’irruption de fragments provenant d’un texte intitulé Glossary of hand stitches qui reconduit à la fois l’idée du travail encyclopédique (glossary) mais aussi de la couture (stitches) manuelle et donc, d’un même élan, de la courtepointe27. Cette courtepointe est encore celle du corps léviathanesque, mais devient aussi une métaphore de l’hypertexte. En effet, le projet de Kish est en soi une gigantesque courtepointe de voix ; celle d’Ishmael, de Melville et des anonymes ayant rédigé les papiers éphémères qui, ultimement, forment chorus avec la sienne propre. Beaucoup des phylactères sont tirés de vraies bandes dessinées, signalent donc la présence d’une parole autre, découpée, recyclée et recollée à de nouvelles fins. Par ailleurs, certaines de ces bulles cachent le texte du papier éphémère mais, alors que tout le phylactère est opaque, les épaisses lettres du discours retranscrit sont quant à elles laissées vides, ce qui permet au texte initial de transparaître. Difficile de rendre plus éloquent le fait que les mots de Melville sont traversés par d’autres, derrière eux, qui ne disparaissent pas bien qu’on les recouvre. Moby Dick, devenu aussi parcellaire dans le cadre de cette reprise, ne peut désormais être indépendant de l’image qui en constitue l’extension nécessaire. À l’inverse, l’image, quant à elle, n’est compréhensible que de manière référentielle, en rapport à ce qui la précède et dont elle est originaire. Et, de fait, c’est ce que semble chercher à nous signifier la tentative elle-même : que le texte, même s’il est retranscrit tel quel, quoique charcuté dans l’ouvrage de Kish, change inévitablement du simple fait de sa transposition, de sa déportation en d’autres lieux.
13Nous avons déjà mentionné combien l’image de la courtepointe, qui évoque aussi l’aspect artisanal du travail de Kish, à mi-chemin entre techniques manuelles et numériques, pointe efficacement le procédé à l’œuvre dans Moby Dick in Pictures. Cette analogie entre texte et tissu hybridés devient cependant encore plus pertinente lorsqu’il s’agit de commenter le travail coordonné par Fred Benenson. Si Emoji Dick représente lui aussi un travail de moine, les moines qui l’effectuent ici sont cependant robotiques. Orchestré par un seul individu, Emoji Dick est le produit d’une collaboration entre plusieurs intervenants – dont le plus impliqué reste sans doute une machine. En effet, il s’agit d’un texte qui, plutôt que de retranscrire Moby Dick page à page en image, le traduit phrase à phrase en langage emoji. Le projet, lancé par Fred Benenson, est issu d’une compilation de etexts de Moby Dick qui a par la suite été soumise à un processus de traduction appelé « Amazon Mechanical Turk ». Ce nom désigne une plateforme où, moyennant de petites rétributions, des usagers sont invités à accomplir des microtâches nécessaires au bon fonctionnement d’une intelligence artificielle, comme certaines opérations simples qui nécessitent l’intervention du jugement humain. Dans le cadre de ce projet en particulier, un traducteur automatique devait proposer trois traductions possibles en emoji pour chaque phrase de Moby Dick. Ces trois versions étaient ensuite consultées par un usager qui, à travers le turk, sélectionnait celle qui, à son avis, s’approchait le plus fidèlement du sens originel de la phrase. Ces sélections ont été compilées jusqu’à ce que soit obtenue une version intégrale du texte. Le lecteur croit alors voir se reconstituer, dans l’assemblée de ces traducteurs, une reproduction de l’équipage du Péquod – d’autant plus que celui-ci s’embarque dans une entreprise qui paraît aussi fantasque que la vengeance d’Achab. Mais qui, de la machine, du programme, de l’auteur original ou du compilateur, ferait alors office de capitaine, pour cet étrange navire ?
14Le texte lui-même fait état de sa paternité trouble. La page de garde l’attribue à Herman Melville, Benenson étant présenté comme un compilateur. Pourtant, Emoji Dick est placé sous copyright. Peut-on en déduire que l’auctorialité du texte n’est pas déplacée et qu’il s’agit d’une simple traduction ? Certainement pas autant, en tout cas, que le serait une version en français du texte original, puisque les emojis ne constituent pas une langue mais plutôt un protolangage. Ils s’instituent en un système idéogrammatique restreint, dont le potentiel de signification est beaucoup plus lacunaire, dont la portée et le potentiel de signification est beaucoup plus modeste compte tenu de sa structure limitative. Ainsi, une phrase très simple donnera une traduction inutilement complexe et incompréhensiblement longue. Inversement, une phrase très longue peut donner de très courtes traductions. Dès que les phrases dépassent la demi-douzaine de mots, le lecteur peine à comprendre la logique de la traduction. Le même problème survient dès que le texte original tend vers l’abstraction : le traducteur automatique est frappé d’une incapacité à traduire des concepts ou des choses plus concrètes mais spécifiques, comme le sont les noms propres. S’il était possible d’affirmer que Melville et Kish ont pour préoccupation la question de l’insaisissabilité, il faut tout de même ajouter que, dans Emoji Dick, le brouillage référentiel est un élément encore plus constitutif du discours dans lequel l’objet s’énonce, puisqu’il touche à la langue même.
- 28 Jeff Benenson, Emoji Dick, Morrisville, Lulu Press, 2010, p. XIII.
15Pourtant, comme le mentionne Paddy Johnson dans sa préface de l’ouvrage28, les emojis ont pour fonction d’ajouter une variation visuelle bienvenue aux conversations virtuelles, notamment car le « geste iconographique » qu’ils représentent permet une clarification des messages. C’est donc qu’en temps normal, les emojis n’embrouillent pas la conversation mais la rendent plus limpide en dirigeant l’interprétation par leur fonction expressive et en remplissant ainsi le rôle qu’occuperait normalement l’attitude non verbale ou l’intonation. Mais l’interprétation d’un emoji reste toujours circonstancielle. Ainsi l’allure imposante et l’opacité de la traduction obligent le lecteur à effectuer une lecture en survol, alors que la présence du texte original permet qu’il y ait une véritable lecture plutôt qu’une simple captation visuelle par balayage. La coprésence ne permet donc pas véritablement de lire les phrases traduites en emoji mais plutôt de signaler à quel point elles font montre d’une inadéquation impressionnante avec le texte original. L’ampleur de cette ambigüité constitutive du signe emoji correspond à merveille à un texte comme Moby Dick, puisqu’il reconduit le motif de l’insaisissabilité.
16Pour en faire une brève démonstration, il suffit de se concentrer spécifiquement sur les cinquante premières pages de cet imposant ouvrage, et sur les occurrences qu’on y trouve de la baleine afin d’établir quelques statistiques révélatrices. La coprésence du texte et de sa traduction permet d’effectuer cette analyse en deux temps : d’abord en dénombrant l’apparition du mot « whale », ensuite en comptabilisant celles du pictogramme emoji qui lui est associé. Sur vingt-quatre occurrences au total, il y a uniquement trois où l’on assiste à une coprésence des deux termes (six en incluant les dérivatifs comme whalin’, whalemen), ce qui représente au mieux 25 % des occurrences. Il suffit de s’en tenir là pour comprendre à quel point il semble difficile d’établir des normes de traductions pour un nom commun aussi simple que whale, qui possède pourtant un pictogramme attitré. Il est clair que plusieurs autres mots ou groupes de mots se retrouvent dans une situation similaire. Le résultat statistique rend tout à fait visible la question de l’irreprésentabilité du cachalot et de l’emmêlement des lignes. Celle du dessous (le texte) et celle du dessus (les emojis) n’arrivent pas à créer un effet de concordance, ce qui donne à la fois l’illusion d’un empêtrement, et celle d’une submersion du sens sous la surface, les emojis flottant en surplomb du texte, caché quant à lui sous la ligne de flottaison qui les sépare l’un de l’autre.
17On peut reproduire l’expérience avec certaines expressions, comme le mythique « There she blows » hurlé par les matelots en vigie. Encore une fois, ce choix n’est pas dénué d’attrait, puisque cette expression est supposée signaler, dans le roman, les apparitions de la baleine à la surface de l’eau. Du haut de la hune, le marin apparaît comme le déchiffreur de l’océan qu’il scrute, adopte une posture d’interprétant. C’est lorsque ce fameux monstre scripturaire surgit (et, par conséquent, que ses signes apparaissent) que le lecteur voit sourdre ce cri dans le texte. Selon toute probabilité, puisqu’il s’agit d’une locution figée, cette expression devrait être chaque fois associée à une traduction identique. Le texte en emojis en donne au contraire à voir un nombre si impressionnant de variations qu’il serait difficile de soutenir la validité de son dispositif de traduction. Cela dit, si le processus échoue à traduire véritablement le texte, il réussit tout à fait à rendre préhensible son impénétrabilité initiale et, en ce sens, il lui reste fidèle. Emoji Dick éclairerait alors le texte de Melville en actualisant certaines des virtualités qui n’étaient pas prévues par le texte d’origine mais qui, quoique non reliées à une intentionnalité auctoriale de départ, restent pertinentes.
Fig. 3
Jeff Benenson, Emoji Dick, Morrisville, Lulu Press, 2010.
- 29 Jeff Benenson, Emoji Dick, Morrisville, Lulu Press, 2010, p. XIII.
18Cette suggestion semble tout à fait en accord avec la position que tient Sophie Rabau en proposant de penser l’histoire littéraire comme un réseau où chaque nouvelle donnée viendrait altérer la configuration de l’ensemble. Dans L’Intertextualité, elle propose de ne plus envisager la littérature comme un fleuve où se trouverait, en amont, l’hypotexte se déversant de manière linéaire et continue dans ses hypertextes en aval, mais plutôt comme une bibliothèque, un bassin que le lecteur parcourt au fil de ses efforts herméneutiques. Or, Moby Dick le suggère, fleuve et bibliothèque ne sont pas si dissemblables l’un de l’autre. Déjà, le texte se place lui-même dans un régime accru d’intertextualité en convoquant une quantité impressionnante de références scientifiques, bibliques, littéraires. Son univers thématique et sa diégèse contribuent à un imaginaire de la prothèse – qu’il suffise de penser à la jambe artificielle d’Achab ou au bras de bois du capitaine Boomer. Les textes de Kish et Benenson sont, dans ce sens, en vérité des formes prothèses, puisqu’ils ne réécrivent pas le texte, refusent d’en changer les mots. Il se contentent plutôt d’y additionner quelque chose, après l’avoir amputé. Tous les mots qui suivent l’avant-propos de Moby Dick in Pictures ne sont pas ceux de Kish ; ils sont issus ou bien des papiers éphémères, ou bien du texte de Melville. Paddy Johnson souligne d’ailleurs que le langage emoji « [is] designed to augment conversations29». La prothèse, en tant qu’elle vise à remplacer l’organe manquant et place, du même coup, l’accent sur sa disparition, permet bien de cerner les enjeux de narration de Moby Dick puisqu’il s’agit d’un récit qui vise à reconstruire le Péquod perdu par les voies du texte, d’une parole qui vient compenser l’absence du membre ou du vaisseau fantôme. Mais alors, faudrait-il encore se demander, est-ce le dispositif intertextuel lui-même qui viserait à être épuisé, ou plutôt l’objet que celui-ci tendrait à élire ? De quel immense poisson s’obsède au juste cette capture ? De quoi, finalement, l’intertexte serait-il l’Achab ?
- 30 Bertrand Gervais, « Naviguer entre le texte et l’écran. Penser la lecture à l’ère de l’hypertextua (...)
- 31 Il faut d’ailleurs dire que ce travail lui-même n’échappe pas, ironiquement, à cette condamnation, (...)
19Ce qui est d’autant plus intéressant ici, c’est que l’hypertextualisation (au sens de Gérard Genette) de Moby Dick peut être comprise dans la seconde acception du terme, puisque les reprises abordées sont de nature partiellement numérique. Dans son article « Naviguer entre le texte et l’écran30 », Bertrand Gervais propose justement de concevoir la métaphore de la navigation internet comme principe de lecture et protocole d’utilisation du Web. Le terme de navigation serait le plus adéquat pour décrire les processus de lecture à l’ère hypermédiatique. L’auteur mentionne par ailleurs la convocation de certaines expressions aqueuses pour définir les pratiques en ligne comme le surf, le phare, la barre, l’île, etc. Ces pratiques sémiotiques n’étant en 2002 pas encore bien comprises, leur déchiffrement n’aurait pas encore atteint le stade de l’analyse sémiologique. Ces productions hypermédiatiques seraient frappées, sans doute jusqu’à aujourd’hui, de ce qu’il appelle une indéchiffrabilité médiologique, la métaphore de la navigation faisant aussi état du caractère lacunaire d’une lecture où l’interprétant ne reste qu’en surface, sans effectuer de véritable plongée dans le texte31.
20Bertrand Gervais insiste par ailleurs sur l’idée que la numérisation va de pair avec l’entrée en jeu d’une écriture invisible, celle du code de programmation, ce qui donne une dimension nouvelle à l’hypotexte qui est ici un texte du dessous que suggère déjà l’étymologie du terme. Qui plus est, le code dans lequel se rédige une production hypermédiatique, ne pourrait pas être une langue davantage étrangère pour beaucoup de lecteurs. Pour le plaisir de jouer sur les mots, ajoutons encore qu’une locution comme « être en ligne » devient polysémique dans le cadre d’une analyse de Moby Dick qui s’attarde précisément à l’intrication de celle-ci.
21Bref, il est aisé de saisir que l’hypermédiatisation du texte de Melville ne permet pas seulement à ses successeurs de diffuser leur réécriture de Moby Dick, mais aussi de relire autrement le texte d’origine. Elle autorise une réinterprétation complète du classique où, au-dessus des nombreuses superpositions de commentaires critiques déjà formulés, vient résolument se former une nouvelle strate de sédimentation que le lecteur n’a pas fini de chercher à démêler – et ce, toujours en courant le risque d’être englouti. Si ces hypothèses restent encore à explorer plus avant, il est certain qu’en termes melvilléens, la baleine du Web reste encore à capturer et que, bien que le terme Internet puisse laisser croire l’inverse, les filets pour la saisir n’ont pas encore été tissés.